The magic wand [Sergius & Nour]

C'est le moment de non-retour. Peut-être parce qu'il a encore peur de souffrir et de paniquer, pour un bref instant, ou peut-être pour conserver la magie de ce mystère, Sergius ferme les yeux alors que le sort est activé. Et il ressent, imagination ou réalité, les petites étincelles de magie parcourir sa peau. Il happe l'air dans un grand soupir et regarde autour de lui : le monde est resté le même. Et eux aussi.

Leur lien était là depuis bien longtemps, il est simplement visible aux yeux de tous à présent. Du moins, tous ceux qui verront cette partie très personnelle de leur épiderme. Il se perd dans la contemplation du dessin : c'est beau. C'est aussi beau que tout ce qui lui manque si fort, ces paysages lointains, ces montagnes sauvages comme il n'en existe plus sur cette vieille île où ils se sont retrouvés... Quoique, ses terres dans le Nord ne sont pas mal dans le style. Du moins, les terres de la famille. Il ignore quels droits il pourrait faire valoir sur place.

"Allons passer les fêtes en Ecosse avec mes filles," propose-t-il alors qu'ils quittent le salon. Cette impulsivité est le résultat d'une envie qui a bouillonné sous la surface tout le temps qu'il leur a fallu pour se rhabiller et pour prendre congé. Il est resté un peu en état second, parce que cette idée l'obsédait de manière grandissante. Peut-être à cause de cette jeune fille pleine d'entrain qu'ils ont croisé sur le pas de la porte, comme une prémonition toute vêtue d'émeraude.

"Tu les a croisées vaguement, avant... autrefois, mais je crois que tu ne leur as pas vraiment parlé. Et puis, à leur âge, ce sont des personnes différentes."

C'est un voeu pieux. Ce sont les enfants qui ont regardé leur père et leur mère se déchirer, notamment au sujet et au retour de ces longs voyages avec l'étrange homme tatoué. Ce sont les enfants qui ont assisté à la découverte d'un corps inanimé au pied du grand escalier, dans une longue robe de nuit qui lui donnait déjà l'air d'un fantôme. Ce sont les silhouettes noires et pluvieuses qu'il a confiées aux transports en commun pour les faire disparaître très loin dans son école d'origine, en songeant à une chose avant tout : à quel point il s'était lui-même coupé de ses parents pendant son éducation.

Que peut-il encore leur réclamer à présent ? Lui, absolument rien. Pas même leur pardon. Mais l'homme à ses côtés ? Aujourd'hui, il pourrait demander quelque chose à cette lignée dont les générations précédentes ont toujours refusé de lui accorder la moindre place. Pour peu qu'il le souhaite, naturellement. Rien n'est moins certain. C'est ce que le regard de Sergius communique alors qu'ils retrouvent le monde extérieur, aussi apaisant que palpitant. Tous ces gens qui savent où ils vont, qui ils sont, à quoi ils appartiennent. Une question silencieuse : cette planète maudite dont je suis issu, en veux-tu ta part ? Je n'en ai pas d'autre à t'offrir.

Rien ne sera différent de toute façon. Et pourtant quelque chose l'est à présent, puisqu'il a franchi un rite de passage : son premier tatouage, et pour Nour, son premier tatouage enchanté.

Et si le monde est resté le même et qu’eux aussi, que fait-on du après ? Le futur n’a pas la même saveur, car maintenant, il l’a retrouvé. Après l’avoir cru mort, après avoir fait le deuil de lui pour s’expatrier en Angleterre, loin des hommes qui veulent sa mort. L’américain ne parvient pas à se convaincre de la présence du grand Klemheist, fraîchement tatoué. Alors il coule son regard de glace sur lui, sévère, stricte, comme il l’a fait pendant des années pour le former. Puis, lentement sur le tatouage qui bouge. Et plus l’émotion qui grandit en lui le tétanise, lui donne la tête qui tourne, plus il se referme complètement.

Le tatoueur au loin commence à ranger le matériel, mais dans une sorte de transe il observe le dessin sur son ami se mouvoir. Il se sent un peu à l’étroit dans son propre corps et désormais, une extension de lui est sur Sergius. Un petit bout de dessin, vivant, qui ne le quittera plus. Etourdissant, assez pour qu’il pense après plusieurs secondes à recouvrer une respiration, laborieuse mais normale. Si le malaise a été perçu, il ne l’a été qu’un bref instant car son visage de composition revient, doux, amusé. Ce petit sourire en coin, il suit les traces de l’homme qui habite désormais avec lui, en dehors de la boutique.
Il n’a même pas regardé son tatouage, trop épris de celui face à lui.

La proposition arrête aussitôt son mutisme et il soulève un sourcil, plutôt surprit de ce qu’il vient d’entendre. En fait, c’est plus que cela, il s’attendait vraiment à tout, sauf ça. Les relations qu’il entretient avec la famille Klemheist sont très simples : elles s’arrêtent uniquement à la seule et unique qu’il a avec Sergius. Bien sûr, à l’époque, il a été embauché par ses parents pour devenir son formateur mais, en réalité, ils étaient tellement en extérieur qu’ils ne les a pas beaucoup vu. Une chose heureuse, car il est bien loin de s’entendre avec eux. Pour ce qui est des filles de Sergius, il s’est toujours senti à l’écart, loin de cette vie pour laquelle il n’était pas inclus. A regret, il aurait préféré qu’il ne se perde pas dans un mariage perdu d’avance.

Ses pas ne se sont pas arrêtés. Nour continue à marcher dans la rue isolée, réfléchissant à quoi dire. “Tu es sûr que c’est une bonne idée ? Elles savent qui je suis.” Et il l’annonce ave toute l’importance que cette phrase a. Il songe à toutes ces soirées loin de Sergius, à se demander ce qu’il fait. A ces balades nocturnes avec lui, dans la forêt. Aux weekends qui s’éternisent.

“Elles en ont envie ? Tu en as envie ?”

Le fait de les rencontrer, c’est un peu une présentation officielle. Il suit le court des pensées de Sergius, maintenant que le monde voit leur union par ce tatouage, la suite logique serait celle-ci. Il imagine aisément qu’il a dû y penser, depuis des années. L’espérer peut être ? Imaginer que Nour soit là, dans ce manoir, à la place de sa femme ? Un fantasme qui n’arrivera jamais.

“Je ne suis pas elle.” qu’il murmure, comme pour sauvegarder cette pensée, l’établir entre eux. Son fantôme est moins présent maintenant, il a été effacé, rassuré par la présence de son amant. “Elles le savent aussi. Est-ce qu’elles vont l’accepter ? Je ne veux pas que tu me présentes comme ton ami, ni comme ton formateur.

C'est drôle de se dire que les passants qui les croisent doivent les imaginer en froid. C'est cette habitude qu'ils ont de cacher ce qu'ils ressentent, de se tendre à l'approche de quelque chose de grave ou d'important. Ces braves citadins protégés par leur univers clos n'ont pas besoin d'observer une pareille discipline, pour l'heure en tout cas ; tant mieux pour eux. Pendant un bref instant, Sergius repense à cet homme qui est intervenu, sorti de nulle part, pour le remettre à sa place lorsqu'il a fallu tuer un camarade sorcier. Un peu trop intégré, celui-là... On peut donc apprécier ce mode de vie.

Est-ce que c'est vraiment une bonne chose de les arracher à ces sornettes de vie moderne insensée, puisqu'ils les ont choisies ?

Cette tentation de s'adoucir disparaît rapidement alors qu'il repense à ses filles. Il met le cap, sans y songer, sur la direction de cette rencontre absurde. Il se mordille la lèvre en regardant marcher ses pieds, esquivant au vol des feuilles mortes qui semblent aussi chercher à l'éviter. Et il ressent la présence du tatouage - à chaque pas. Ce n'est pas désagréable du tout. Comme une cicatrice qui en vaudrait la peine.

"Je ne sais pas de quoi mes filles auraient envie, je ne les connais pas. Il faudrait que j'aille les voir et que je mette les choses au point avec elles."

Rien que sa manière de le dire est annonciatrice de conflit et d'échec, prophétie auto-réalisatrice. Et puis, les mots de Nour sont étranges eux aussi. Des mots catégoriques, malgré la douceur confidentielle de sa voix. Il est pourtant son ami. Et il est son formateur. Il ne cessera pas d'être tout ce qu'il a été sous prétexte qu'ils s'installent ensemble ou qu'ils ont des tatouages en commun.

"Commençons par croiser nos cercles de connaissances."

Ce sera toujours un exercice. Pas de quoi conjurer les risques d'une crise familiale dramatique, et peut-être même violente maintenant que ses filles seront elles aussi armées. Mais de quoi avoir au moins l'illusion de progresser. Et à propos de progresser, à force de marcher il aperçoit... ça ne peut pas être une coïncidence. Prophétie contre alignement des astres.

"Tiens, tu vois ce type en tablier qui lave les vitres du cabaret, là-bas ? C'est l'un des nôtres. Je ne sais rien de lui, mais il m'a empêché de faire une grosse bêtise un jour."

Les connaissances, ça ne peut pas être autre chose que des sorciers. Sergius étend déjà ce concept à des gens sortis de nulle part et dépourvus de pedigree, ou d'influence. C'est pas mal de sa part, c'est déjà un effort. Et cette jeune fille en vert aperçue le matin même, c'était une sorcière, n'est-ce pas ? Il y a toujours, avec leurs semblables, une familiarité de classe qui n'existera jamais avec la populace locale, si aimable soit-elle, et si étranges soient parfois leurs congénères à eux. Encore un snobisme dont Sergius aura du mal à se défaire - et dire que ses filles sont apparemment décidées à lutter contre ce genre d'attitude. Rien que d'y penser, il en a déjà la migraine.

Le cabaretier se souvient de lui, apparemment ; il se tourne vers eux et fait signe, tout sauf discret. Et c'est étrange, on dirait que son attention est plutôt focalisée sur Nour, à bien y réfléchir. Sans doute juste parce que Nour a l'air plus sympathique, plus proche de son univers. Une question d'apparences.

La confrontation de deux mondes. Nour ne peut pas penser que leur univers arrivera à s’entrelacer. Sans doute parce que son univers est un composite de pleins de monde, des gens dont il ignore parfois le nom. Des moldus, des sorciers, qu’importe. Il a l’âme de partager des sourires, des accolades, une danse sensuelle et le goût d’un baiser transmis au travers d’un partage de verre dans une soirée. Illicite. Peut être le seul rapprochement, et l’éphémère de cette rencontre qui s’envole. Le souvenir des beaux yeux d’un photographe rencontré un soir. D’une silhouette languissante et féline de cette belle demoiselle, qui transformait chaque mouvement en une langueur…difficilement supportable. Le rouge de son rouge à lèvres, effacé par les effusions langoureuses de quelques baisers. Parfois, il se souvient encore de son soupir.
Evidemment, il n’y à pas que ça. Les constantes demeurent, jalousement gardées. Il y à bien cet ami tatoueur qu'ils viennent tous deux de rencontrer. Ces rendez-vous sont assez périodiques, dans une bulle. Il y à quelques personnes qu’il parvient à rencontrer et conserver.

Unir leur monde ? Il sourit, quelque peu amusé par la proposition. “J’ai passé plus de temps dans une forêt avec toi qu’avec n’importe qui. Tu le connais mon cercle de connaissance. T’es mon meilleur ami.” Une phrase qui est vraie, ou pas tout à fait. Il est tellement plus que cela. “Je pense que tu dois discuter avec tes filles oui, elles ne veulent peut être pas être confrontées à l’homme qui a ruiné le mariage de leurs parents.”

La situation pourrait être résumée différemment. Le mariage n’a pas été ruiné par Newrose, pas uniquement. C’est le fruit sans doute d’années à s’éviter. D’années à évoluer dans une direction opposée. Le manque d’effort ? Il n’y croit pas. Le manque de passion, sans doute.

L’humidité ambiante s’est levée et par un geste d’habitude, Nour a tenté de refermer sa veste sur son corps, un léger frisson le parcourant. Ou bien est-ce le ralentissement de leurs pas et le fait qu’il vient de croiser ce regard. Une seconde, pas plus, n’a suffit pour lui permettre de remettre le visage de cet homme. La rencontre était fortuite, plaisante. Différente de ce à quoi il s’attendait.

“Une grosse bêtise ?”

Incapable de cacher son plaisir, il rend le sourire à Falmer avec une douceur propre à son caractère. C’était une belle rencontre. Marquante, car jamais il n’imaginait pouvoir mettre les pieds dans ce genre d’espace. “Je l’ai rencontré déjà. J’ignoré qu’il était sorcier.” Et rien quz cette pensée le fait sourire de plus belle. Aurait-il été moins prudent ? Sans dout que non, par habitude. Pudeur peut-être. Savoir que finalement, l’homme qu’il a rencontré ce soir-là, avec qui il a parlé, et un peu flirté a caché cette partie de lui, sachant précisément que l’américain est sorcier est un beau travail de camouflage.

Avançant, il sourit en coin, saluant l’homme d’un geste cavalier en mimant un chapeau qu’il tient pour le saluer. “Je te proposerais bien chez moi, les vitres sont sales….” qu’il tente en approche, amusé. “Je t’offrirais sans doute un verre avant.”

"Ho, je n'ai pas besoin de prétexte pour venir chez toi en tablier, mon chou."

L'homme en tablier s'avançait dangereusement, donnant à Sergius une envie réflexe de se cacher derrière son compagnon, à laquelle il résista bravement. Tout à coup, le regard acéré se porta sur lui. Il fit de son mieux pour sourire.

"Mais je te connais, toi ! La grande folle de la gâchette qui a failli faire un scandale devant tout le monde." Il se tourna brièvement vers Nour pour lui décocher un clin d'oeil dépourvu de la moindre discrétion. "Tu as fini par l'attraper, ton dragon. Pas besoin de laisse, celui-là ne cherchera pas à s'envoler..."

Ah, ces sorciers de Londres ! Ils maniaient la provocation comme une baguette chargée des sorts les plus épicés. Celui-ci touchait plus juste qu'il ne le pensait sans doute, et sa taquinerie était somme toute innocente. Mais avant que le grand Klemheist avait pu ouvrir la bouche pour tenter une plaisanterie en retour (tant mieux, car il était hors de sa zone de confort) le tablier pirouetta pour appeler un camarade, qui passait le balai sur le seuil du petit commerce.

"Axelrod, tu prends ma place, chéri ? J'ai besoin de me dégourdir les poignets."

Dans un sens, Sergius avait un peu peur du nouveau venu qui s'approchait, souriant comme un crocodile et maquillé comme un as de pique. Mais il était aussi rassuré de s'apercevoir que la créature la plus dangereuse dans l'affaire, l'homme en tablier, avait apparemment un petit ami. S'il l'appelait chéri, c'était son petit ami, pas vrai ? D'ici que Sergius lui-même ose donner un nom pareil à son compagnon... Il rougit légèrement en y pensant. Le crocodile murmura quelque chose à l'oreille du tablier, ce qui leur donna un instant de vie privée avant d'être à nouveau disséqués du regard.

"Je ne vais pas parler de mes histoires de famille devant cet épouvantail, je te préviens. Mais tu n'as rien ruiné - ce mariage était bâti sur un champ de ruines, voilà la vérité."

Sergius profita de ce bref moment de tranquillité pour lui frôler le bras dans un geste presque consolateur. Il ne voulait surtout pas que son ami se reproche ce qui était arrivé. Ils n'en avaient pas vraiment parlé... A quoi bon parler d'une tragédie si manifeste ? Mais ils savaient tous deux l'essentiel. Cela devait arriver. Depuis longtemps, les désaccords de ce couple mal assorti avaient atteint le point de violence qui mettait toutes les vies sur place en danger. C'était presque un miracle qu'il ait fallu si longtemps pour que quelque chose arrive.

"Ton existence m'a sauvé, voilà tout ce que tu dois te dire. Si tu n'avais pas été dans ma vie, je me serais laissé tuer, ce jour-là ou un autre jour. Tu sais, quand on dit de quelqu'un : son ambition le perdra... c'était un très beau mariage, et il m'aurait perdu."

Voir Falmer au milieu de la rue rend la situation moins lourde. Chargé du passé qui s’infiltre, rappelle des souvenirs. Ces moments de jalousie partagés, lorsque le regard de Sergius croisait le sien, tandis que la main d’une autre se posait sur la sienne. Dans ces soirées déléguées par la grande famille Klemheist, il se sentait plus seul que jamais. Isolé dans une famille pour laquelle il a été adopté. Où la sienne était invitée et avec qui le moindre contact était électrique. On ne choisit pas sa famille, où disons qu’on se la crée avec les quelques bribes de personnes que l’on rencontre petit à petit. Et sa famille, elle se trouvait à distance, maintenue en équilibre sur un fil qu’il n’avait pas le droit de franchir.

Ce passé qui dessine les caresses timides dans l’ombre d’une nappe, quand les regard se perdaient. L’affolement d’un cœur qui cavalcade, d’un murmure dit à l’oreille, pour se le permettre - la musique était trop forte, pas d’autres choix. - juste pour le plaisir.

Au milieu de tout cela, le présent. Quelqu’un rencontré dans leur ville d’adoption, une patrie qui est bien éloignée des exigences familiales roumaines. L’amérique aussi est bien loin et ici, aucun Walsh pour venir s’infiltrer dans le regard, trop doux que porte Nour à cet homme au tablier. Personne pour s’offusquer de sa présence dans un bar aussi “osé”.

“Il s’est envolé plusieurs fois pourtant, mon dragon.” Penser à Sergius comme un dragon est bien trop amusant pour qu’il camoufle son sourire espiègle. Il le renvoie même, avec amusement, à ce dernier comme pour partager ce plaisir. Il s’est envolé dans un mariage dont il discutait justement. Loin, au point qu’il le croyait mort. Il a envie de dire à l’homme face à lui qu’il l’a perdu et qu’en fait, son dragon vient tout juste de le retrouver. Ce serait trop étaler la réalité.

“Quoi de beau, Falmer ?”

Par politesse, pour esquiver le regard qu’il pose sur Sergius. La possessivité de Nour se lève, comme un courant d’air. Il sent son corps passer devant Sergius lentement, effleurer sa main du bout des doigts. “Vous me racontez votre rencontre ? C’était ici ?”
Après tout, il n’avait pas entendu parler de ce dernier. A vrai dire, il n’en a pas parlé non plus. Il n’a pas non plus parler de l’homme avec qui il a passé la nuit récemment, qui a fait naître des choses en lui. Ni de sa recherche des trafiquants qui se poursuit, en secret. Plus le temps passe, plus Nour se donne l’impression de mentir à son compagnon. Honteusement, sans trouver le moment opportun pour lui dire tout cela. De quoi a-t-il peur au juste ?

“La vérité, c’était que ce mariage n’aurait pas dû avoir lieu avec elle. “ Et plus le temps passe, plus l’amertume qu’il ressent par rapport à cela est dure à cacher. Il aurait aimé être à sa place, mais on ne refait pas le monde avec des rancœurs. “Allons boire un verre ?”
La proposition est lancée lentement, pour changement de sujet. Il n’a pas non plus envie de parler de tout cela devant Falmer. Et il a du mal à cacher son trouble face à l’aveu de Sergius, discret, voué à n’être entendu que par Newrose. Il n’est cependant pas d’accord, ce n’était pas un beau mariage.

“Falmer me doit un verre.” Un clin d'œil amusé. Il n’a pas oublié comment ils se sont quittés, le revirement d’humeur du personnage. “Et tu lui en dois un, vu ce qu’il semble raconter ? Mon compagnon est un peu maladroit, il a besoin de s’habituer à Londres.” En le disant, il sourit, présentant volontairement Sergius par ce titre, pour en tester la saveur. Parce que depuis récemment, il en a le droit.

"Demande-moi en mariage, ça m'évitera de me laisser piéger à nouveau," murmure le dragon en retenant Nour à l'entrée du bar. Falmer ne les attend pas, conscient que ces syllabes n'auraient pas dû atteindre son ouïe fine. Il gagne le bar d'un pas dansant et réclame trois verres à un petit employé brun, aux yeux malicieux et aux vêtements flamboyants. Le lutin lui chuchote lui aussi quelque chose qui semble l'accuser de gourmandise, et la soubrette se défend d'un air indigné :

"Ce sont juste des amis que j'ai croisés dans la rue complètement par hasard !"

Il se tourne vers les deux autres pour être défendu, et Sergius, légèrement ébloui par le mélange d'ombres tamisées et de couleurs pailletées qui dessine un vortex de contrastes dans l'établissement, laisse passer quelques secondes avant de déclarer avec une franchise brutale :

"Je ne suis pas intéressé." Il se tourne vers Nour, se mord la lèvre une seconde, honteux à l'avance, sûr d'être maladroit. Mais il tient à suivre son exemple. La sensation de ce tatouage qui les lie pour de bon, celle du pacte qui court dans leurs veines comme une douce ivresse chaque fois que leurs regards se percutent, tout cela lui interdit de mentir. "Je suis... déjà..." Comment est-il censé s'exprimer ? A l'aide ! Il laisse à nouveau Nour s'avancer le premier. C'est son instructeur dans tous les domaines et particulièrement celui-là. "Avec quelqu'un."

Les verres, remplis sans les consulter, semblent étinceler comme des joyaux. Leurs teintes chaudes et leurs parfums entêtants racontent une histoire de caramel et de chocolat, de café peut-être mais aussi de rhum, et de quelques légers épices de Noël. Une évocation du soleil d'hiver. Cette ville semble se souvenir, en son coeur, des sensations subtiles d'une promenade en pleine nature. Tant mieux pour elle. Tant mieux pour eux. Ces gens ne lui inspirent aucun mépris, étrangement. Il s'en rend compte maintenant seulement, alors qu'ils prennent place au bar, avec un temps de retard.

Dans son état normal, il serait au moins méfiant, et il aurait peur de la contagion, et il craindrait d'être vu avec eux, et il désapprouverait. Là, il flotte. Un peu comme lorsqu'il a lu cet article sur la biologie des Moldus - comme quoi un enfant sur dix n'est pas le fils biologique de son père, et tout le monde a d'énormes surprises en effectuant un test génétique. Il s'est demandé si c'était le cas des sorciers et a supposé immédiatement que oui, et ça ne lui a fait aucun effet, ça ne l'a pas terrifié. Parce que, maintenant, Nour est auprès de lui. Il y aura toujours cet amour pour focaliser toute son attention et ce qu'on pourrait penser de lui par ailleurs s'estompe lentement, sur l'horizon de ses priorités. Un jour, il n'y songera plus du tout. La seule question, c'est le temps que cela prendra.

"Alors, notre rencontre. Je m'baladais sur l'avenue, le coeur ouvert à l'inconnu," chantonne la soubrette en se perchant sur son tabouret. "-Tchin !- Et donc, je vois ces deux beaux garçons sur le bord de la route, pris dans un échange animé. Je me dis, dispute de couple, ça en fera plus pour moi. Je dresse l'oreille en passant près d'eux, comme une commère que je suis, et là je vois ce grand dadais pointer sa baguette et prononcer une très vilaine syllabe. Disons que ça commençait par AV, et je ne l'ai pas laissé en dire plus. Qu'il arrive jusqu'au bout ou qu'il se fasse remettre à sa place, dans tous les cas ce serait du gâchis de beau gosse. J'ai fait diversion ; c'est un peu mon talent caché."

"Je vois pas ce qu'il a de caché," remarqua le lutin derrière le bar en gloussant, faisant mine d'essuyer un verre pour les écouter parler. Il y avait longtemps qu'il était sec, ce verre, songea Klemheist ; mais il ne fit aucune remarque. L'étiquette ici était différente, et il tentait de saisir en quoi elle pouvait bien consister. Etre bizarre en tout point permettait d'évoquer la magie devant les moldus (le lutin était un moldu, non ?) sans attirer leur attention plus de quelques instants ; c'était tout ce qu'il remarquait pour le moment. Audacieux, mais il n'aurait pas tenté une stratégie aussi risquée, si on lui avait laissé le choix.

Suspension. Un frisson. Juste un.
Le souffle coupé. Le regard océan qui se perd dans celui du sorcier, avec une multitude d’émotions. Et tout un film se déroule dans ces quelques secondes, de l’étonnement d’abord, vraiment mal caché, à l’incertitude qui jonche encore leur relation, à l’amusement, puis l’amour, l’envie, le désir. S’ils n'avaient pas été dans cet endroit bondé, il se serait permis de lui offrir un baiser. Un de ceux qu’il a réservés trop peu de fois en privé, quand le roumain le lui a permis.
Le frisson de la quiétude de cette demande. Elle est inédite, inattendue. Non, trop attendue. Inespérée.
Encore, que ses yeux réclament.

A la place, il s’humecte les lèvres. Trop heureux d’entendre cela, Nour se rapproche de Sergius, l’étreignant de son bras droit, par les épaules. Une douceur partagée, et sur le visage, une fierté qu’il n’arrive pas à s’enlever, le cœur chamboulé. D’un murmure il colle son souffle à son oreille, destiné rien qu’à lui :

“Tu es déjà mien.”

Ce n’est pas tout à fait vrai, Newrose a toujours eu l’impression que c’est l’inverse. De lui appartenir dans toutes les fibres de son âme. Qu’il soit son centre de gravité. Peut-être que ces choses-là sont partagées. La discussion s' arrête là, car ce n’est pas le lieu. Et quand bien même les milliers de pensées contradictoires qui l’assaillent. La façon brutale dont il a envie de lui voler ce baiser depuis tôt dans l’après-midi. Les voilà déjà intégrant le monde des paillettes et des plumes.

L’endroit est similaire à la fois d’avant ou plus tout à fait. Moins de monde ? C’est sans doute simplement le fait qu’il n’est plus  tout seul dans cet espace, mais accompagné par Sergius. L’endroit sent un mélange de sueur et d’alcool, qui semble se déverser goulûment en chacun. En avançant, les pas plutôt affirmés pour suivre le rythme effréné de Falmer, il croise le regard d’un homme avec un eyeliner graphique plutôt intriguant. Le genre d’extravagance que les moldus peuvent se permettre dans ce genre d’endroit.  A côté, une femme au décolté plus que plongeant attire juste une seconde le regard de glace de l’américain. La belle rousse semble flattée du regard, et non sans en ressentir un seul remord, il lui adresse un clin d'œil amusé. Après tout, il n’est pas vraiment là pour ça.

Concentre-toi. La claque mentale lui suffit, il tourne son regard, presque amusé dans celui de Sergius. Un clin d'œil à lui aussi, tandis qu’il réintègre la conversation avec sa pointe de malice habituelle.

“Il dit par hasard, peut être que ce n’est pas le cas. Mais, Sergius l’a dit, j’ai déjà quelqu’un.”
Aussi simplement que cela. Avec la simplicité qui efface la maladresse de plusieurs années de silence. Le verre qu’il reçoit dans la main grâce à un Falmer loin d’être dupe est bienvenu. Le dresseur de dragons y dépose ses lèvres, portant un toast silencieux avec l’homme qui partage sa vie : car si tu veux que je t’épouse, je peux oser le faire. Un défi entre deux enfants, mais celui-ci est pour toujours. Le breuvage s’écoule lentement, puis plus rapidement, échauffant la peau  trop claire de  l’américain. Décidément. Incapable de se retenir de ses émotions ce soir.

C’est permis. Ne sont-ils pas dans le temple ici ? On peut prétendre être qui on veut, ou juste arrêter de prétendre. Qui s’en inquiétera ? Aussi permissif que d’être seuls dans une forêt avec comme témoin les arbres. L’anonymat. Sauf qu’ici il se transpose en décor, paillettes, allégresses. Les codes ne sont pas différents, ce sont juste des prouesses différentes.

Une banquette les attend, et il s’y invite en s’affalant avec une souplesse particulière. Peut être un peu de son don, un peu de ses années à bouger en pleine nature. Le verre est déjà descendu de moitié déjà, il repose sur le bord de la table, sa main en suspens et le regard alternant de la silhouette de son homme face à celle de Falmer tout en écoutant l’histoire.

“Il te voulait quoi, cet homme ?” La question est posée, l’inquiétude est cachée dans la question et, quelqu’un qui connait moins bien Nour ne pourrait même pas la voir. Elle est posée sur un ton tranquille, posé. Après des années, il sait que l’homme face à lui entendra les milliers de questions qu’il se retient de poser. Qui est-il ? Pourquoi ? Est-il de leur passé ? De cette guerre en Roumanie ? De ces hommes qui les ont torturés, il y à peu ? De la famille Klemheist ? Des Walsh ? En sont-ils capables ? Non, peut-être pas. Trop peu gracieux.

Soudain, le verre à moitié vide semble trop peu rempli pour supporter son début de migraine. Un cul sec. Il invite d’un geste discret le lutin a remplir le verre et en demande un second en mimant le chiffre deux sur ses doigts. Au moins cela. Cela suffit à tarir son inquiétude dans un sourire doux, sa main libérée se posant sur le genoux de son compagnon, effaçant la distance d'une caresse possessive.

“Je suis content que tu aies été sur son chemin. Falmer, tu es intéressé par mon homme ? - la question est posée sur le ton de la confidence, un sourire aux lèvres, juste pour savoir. - il est arrivé quoi,à ce gars ? J’veux dire, vous l’avez juste laissé là ? Finalement, je crois qu’on te doit plus qu’un verre, un dîner, et peut être la vie… c’est une sacré chance.”

Très bien, c'est maintenant le vocabulaire officiel : Sergius est avec quelqu'un. Il a failli dire "accompagné", comme s'il allait au bal. Ici, les gens ont tous l'air sur le point de démarrer une danse, alors ce n'est pas trop ridicule. Mais au bureau, il ne sait pas s'il pourra... il ne sait même pas s'il doit en parler. Il y a toujours ce collègue qui essaie de vous caser avec sa soeur malheureuse en amour et Sergius aimerait bien y échapper, mais cesser de passer pour le beauf d'à côté a ses dangers aussi. Sans parler du fait que les mauvaises personnes pourraient commencer à s'intéresser à Nour, et ça, il ne veut même pas y penser.

"C'était un type du coin, on a eu un malentendu, rien de sérieux, j'étais stressé... Il a été très correct envers moi au final. Et ne pose pas ce genre de questions."

Les questions qui invitent les gens trop extravertis à lui infliger un flirt même imaginaire auquel il n'est pas prêt à répondre. Le grand Klemheist veut bien se donner des grands airs, mais ici, sur cette banquette trop confortable qui invite le corps à se vautrer comme un boa, sous ces lumières qui l'empêchent de se concentrer en éclairant l'un ou l'autre angle du profil, et qui invitent à la métamorphose... Il a déjà bien assez à faire pour rester calme et courtois.
Heureusement, le nommé Falmer ne cherche pas les ennuis.

"T'en fais pas. Pas mon style. Trop hétéro pour moi. Et puis, je ne sais pas, son nez ressemble trop au mien, quelque chose dans la ligne de la mâchoire, le regard peut-être... J'aime mieux les physionomies dépaysantes."

Sa voix aussi. Pendant une seconde, l'impression insensée d'avoir déjà entendu sa voix quelque part. Non, c'était absurde.

"Je vous signale que je viens des Carpates," remarqua Klemheist d'un ton presque cassant.

Est-ce que toutes les conversations, pour ce type, ressemblaient à des retrouvailles entre de vieux amis qui s'étaient perdus de vue ? C'était injuste, la facilité qu'avaient certains à établir des relations humaines avec succès, ça lui donnait envie de le faire redescendre d'un ton - et il ne fallait pas, clairement Nour était attaché à cet épouvantail. Lequel, inconscient du risque, ou indifférent, insista :

"Alors tu cuisineras, pour le dîner. Je veux goûter ta cuisine locale. Allez, dis pourquoi vous vous êtes disputés. On est curieux maintenant !"

"Au départ, c'était un problème de dress code," avoua Sergius en baissant les yeux.

"Pardon ?"

Cette fois, Falmer éclata franchement de rire. Son rire aussi avait quelque chose de... Impossible de dire exactement, mais c'était dérangeant et parfaitement normal tout à la fois. Les épaules de Klemheist se raidirent légèrement et il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. La soubrette enchaînait en tapotant familièrement la main de Nour :
"Alors, je fais les soldes comme tout le monde, mais ça c'est un truc que je n'ai jamais fait. M'entretuer avec un inconnu pour un vêtement. Je retire ce que j'ai dit, il est très bien ton homme. Extraordinaire. Vous ne chercheriez pas de l'embauche, par hasard ?"

La quête est insensée, se retrouver au milieu de ce bar, assis sur une banquette qu’il a côtoyé, quelques mois auparavant. Au milieu de cette conversation, deux entités qui sont comme des aimants, se repoussent avec une force visible. Tant par l’apparence, diamétralement opposée : d’un côté l’homme strict et habillé de couleurs plutôt…classiques et de l’autre, un homme qui semble dévoiler sa personnalité dans ses quantité de paillettes mirobolantes. Où se place Nour face à tout cela ? Il pourrait porter l’un comme l’autre, comme un caméléon qui compose une silhouette face à une situation. Ici pourtant, les regards sont peu discrets sur les dessins qui parcourent son corps, ses mains et mangent son cou visible malgré la veste. Est-ce peut-être son don qui attrait les yeux et les chuchotements sur son passage ? L’erreur, c’est qu’il ne sait jamais vraiment dans quel cas ce côté de sa personnalité apparaît, et s’il doit s’en méfier ou non.

Concentré plus sur son verre que sur la conversation, Newrose observe les alentours. Se retrouver ici, en présence de Sergius a un goût d’illicite. Sa main effleure discrètement sous la table un bout de son genou au travers du tissus, lui tardant secrètement d’être enfin seul, seuls à deux pour pouvoir parcourir ses doigts sur le nouveau tatouage de Klem. Le découvrir, dans une intimité qui ne sera plus partagée par son ami tatoueur, plus partagée par Falmer.

En attendant, il se donne une claque mentale pour se concentrer, un sourire accrochant ses lèvres quand il entend le sujet de la dispute.
“Un soucis de dress code ? Et il était assez hostile pour vouloir te tuer ?”

Un côté de sa personnalité, pas du tout paranoïaque, mais qui pourrait l’être, repenser à leur vie en Roumanie, et tous ces hommes qui les ont enlevés, torturés. Il rompt son sourire une seconde, d’une inquiétude farouche à imaginer cet homme comme une menace. Est-ce que son partenaire l'avouerai devant l’inconnu qu’est Falmer ? Ou bien même à Nour ? Ce n’est qu’une transition rapide dans son humeur, qui s'éclaircit aussi vite qu’elle apparaît.

“L’important, c’est que vous ayez réglé les choses. Par contre Falmer, désolé de te l’avouer mais…Sergius n’est pas un bon cuisinier. En fait ! Disons qu’il a grandit dans un monde où il n’a pas besoin d’être un bon cuisinier, tu vois ? “

Un haussement d’épaule, ce n’est pas vraiment dénigrer son partenaire, juste une réalité. Quant à lui ? Il n’est pas meilleur. Il passe plus de temps en forêt qu’à s’amuser à cela et le reste de son temps, il le passe à lire pour ses recherches. Peu de temps est consacré dans leur foyer à cela.

“J’ai déjà un boulot, lui peut-être ? - Nour le dit en souriant, récupérant son verre pour y tremper ses lèvres. Il sait que la fausse ambiance de flirt déplaît à son partenaire sans qu’il puisse s’empêcher de s’arrêter. Peut être que cela détruit un peu plus facilement les murs, les carcans sociaux. Il s’y sent plus à l'aise. - je ne suis pas sûr que le boulot soit quelque chose qui nous plaise. Vous n’avez même pas touché à vos verres…”

"Oooh. Monsieur vient de la planète où ce sont les elfes qui cuisinent, je vois."

Falmer fronça le nez légèrement mais ne commenta pas non plus. Il se voyait très mal intégrer un sale aristocrate dans l'ambiance d'entraide qui régnait sur son bar. Mais qui sait, ça pourrait lui faire du bien... Quelques riches héritiers en rupture familiale échouaient parfois au fond du ruisseau, en quête d'une main tendue, et il n'y avait pas d'âge pour ça.

"Je bois donc aux elfes," répliqua Sergius tout à coup en levant son verre.
Falmer hésita avant de trinquer ; il était d'un passif-agressif, l'aristo ! Cette attitude qui revenait à dire, si on n'aime pas le régime esclavagiste, on n'aime pas les elfes et on leur dénie leur nature profonde. Falmer y était allergique. Et il devait bien admettre que ses relations avec les elfes de l'école avaient été très compliquées. Quand il avait réalisé que ceux qui se prêtaient à des séances maquillage avec lui, par exemple, le faisaient parce qu'ils se sentaient obligés de lui faire plaisir, il avait ressenti une vilaine blessure dans sa conception du consentement. Il les avait franchement évités après ça. Alors peut-être que c'était lui, pour le coup, qui avait des préjugés ? Il détestait se retrouver placé en cette position par quelqu'un qui, dans le domaine, traînait clairement toutes les casseroles du monde.

"Je t'apprendrai à faire les paninis, c'est facile. J'ai eu une machine en double, Noël dernier. Y avait des promos et les potes n'ont pas d'imagination. Euh, rassure-moi, il n'est pas aristo au point de refuser l'électricité ?"

"Je vis à Londres," remarqua Klemheist en relevant la tête, hautain. "Je n'ai pas le choix. C'est le temple de l'électricité, hein ?"

Toutes ces lampes. Toute cette lumière. Ces gens avaient peur du noir, si on lui demandait son opinion. Mais bien sûr, on ne la lui demandait pas. Il ne se sentait pas en danger ici, ni lui ni son compagnon, c'était l'essentiel. Il le sentait tout proche de lui, relié avec lui, par leurs tatouages jumeaux et par cette aura électrique qui circulait entre leurs corps même lorsqu'ils ne se touchaient pas. Ce qu'ils avaient formalisé dans le salon de tatouage n'avait été qu'une confirmation. Ils étaient reliés depuis longtemps par une magie au-delà des sorts jetés et des dons en action. D'ailleurs, le don de Nour avait-il de l'effet sur les occupants du bar ? Ils semblaient tous plus dansants, plus gracieux, comme une volée de papillons dérangés de leur butinage par un courant d'air parfumé. Oh, il connaissait cela. Nour était irrésistible. Mais dans un geste soudain, il se rapprocha pour lui passer le bras autour des épaules, l'assurer contre lui. Il lui offrait un appui mais ce n'était clairement pas que ça.

Dans un ballet auquel il paraissait accoutumé, Falmer répondit dans le même langage, celui du corps, en reculant très légèrement dans sa chaise. Il affichait un fin sourire de sphinx.

"Passez donc samedi soir, si vous avez le temps. On prévoit une jolie soirée à thèmes vampires, vous pourrez vous habiller comme au bon vieux temps et personne ne remarquera rien." A voix plus basse : "Je me suis aperçu que le style vampire des moldus et le style traditionnel des - autres - sont assez proches pour que les moldus s'y trompent. C'est drôle, parce que les vampires essaient au contraire d'être discrets et bien intégrés. Les joies de la fétichisation."

Deux mondes qui s’entrecroisent. A l’orée d’une collision. C’est intéressant, d’observer la façon dont les deux hommes se confrontent, se tolèrent. Sans être vraiment sûr du moment où cet échange ira. Aussi loin que s’en souvient Nour, les corvées personnelles de l’héritier Klemheist se sont résumées à s’occuper de réussir sa scolarité et sa formation. A étendre les idées de la lignée, et potentiellement aller au front pour une guerre dans laquelle l'américain ne se sent plus dans le bon camp depuis un moment. Est-ce que ce sont vraiment les Supérieurs qui ont raison ? Est-ce que les sorciers ont des droits sur ce monde ? Réprimant ceux des moldus ?
Plus le temps passe, plus cette certitude s’étiole aux yeux du dresseur de dragon. Avec la certitude que d’ici peu, il devra se fixer une décision par rapport à cela.

Et ce monde semble se télescoper foncièrement face à Falmer, acteur à paillettes qui visiblement, d'après la première rencontre entre ce dernier et Newrose, ne semble pas avoir une famille stable. Du moins, reformulons, ne semble pas avoir une famille empreinte de traditions archaïstes et d’une pression familiale importante. En fait, il semble même à l’opposé de ces questionnements, et c’est assez amusant de voir deux personnalités aussi différentes se faire face à face. Dans un bar qui plus est, où jamais Sergius n’aurait mis les pieds de lui-même.

Levant son verre en l’air, un léger sourire aux lèvres, Nour s’amuse du toast de son compagnon. Petit, il s’amusait à les chercher dans son école aux états-unis, se frayant des passages. Plus tard, il a appris leur condition en grandissant, en grande partie en étudiant, s'intéressant aux créatures magiques, et soudainement, ce comportement ne l’a plus fait du tout rire. Lui-même avait des elfes de maison, ses parents du peu qu’ils en savent, les traitent correctement mais sommairement comme n’importe quel sorcier lambda.

“On verra pour passer, je pense que j’ai surtout du travail, pour lequel tu m’as bien aidé, il faut le dire. Je sais pas trop si ce genre de soirée est trop le genre de Sergius. - ni le sien, pour être sincère. Nour serait plutôt du genre à se fondre dans la masse, chez les moldus, pas vraiment habillés en sorcier. Surtout à Londres, dans un endroit où il ne connaît pas les dangers potentiels danger. Pas après avoir frôlé la mort, être sorti d’un interrogatoire franchement dangereux en Roumanie. - on te dira.”

Il coupe la poire en deux, sans émettre de non direct. Pour occuper ses mains, il boit quelques gorgées de son verre, le reposant, presque vide sur la table. C’est bientôt le moment de prendre congé. De s’isoler à deux. La rencontre avec Falmer est une situation drainante, quoique intéressante. Il repense à la première fois où il l’a vu, la façon dont il l’a aidé, sans doute sans en connaître les tenants et aboutissants. Des mois de travail résumé à une rencontre fortuite dans cet endroit. Les cartes sont redistribuées désormais. Il n’a plus qu’à transmettre ses infos à les autorités compétentes et espérer, ne pas se faire aspirer par le scandale. Surtout, ne pas subir de représailles, c’est ce qu’il craint le plus.

Adossé contre la banquette, il sent le geste délicat de Sergius et l’apprécie pour son côté inédit. Lentement, sa main sous la table effleure sa cuisse, dans un geste tendre. “On devrait y aller, la journée a été chargée.”

"Je vois, je vois. Allez, filez."

Falmer avait une petite nuance suggestive dans la voix ; Klemheist ne put s'empêcher de se raidir légèrement à l'idée du sous-entendu qui pouvait planer là, mais se garda bien de poser des questions. En fait, c'était décidé, il allait parler le moins possible, et attendre que cette sirène des bas-quartiers les laisse regagner leur vie normale. Au fond, il comprenait ce que Nour lui trouvait : c'était un original, il était distrayant, et il pouvait sans doute être d'une certaine aide, dans ses domaines de compétences. Mais il était sans doute beaucoup plus vivable à petite dose.

"Fais attention à toi, brave guerrier. Je ne sais pas si celui-là est vraiment capable de te défendre."

D'un battement de cils, Falmer jaugea le couple avant de s'en détacher. Il était temps pour chacun de retourner à son univers. Cette petite entrevue avait assez duré. Non pas parce qu'elle devenait dérangeante, au contraire, il lui semblait presque sentir naître une forme de complicité qui n'était pas désagréable du tout. Mais le grand costaud ombrageux arrivait rapidement à ses limites, et il aurait été dommage qu'une nouvelle bataille digne des soldes éclate dans ce respectable établissement.

"Pour le reste, cela dit... mais ça ne me regarde pas."

Un clin d'oeil, et il libéra ses prisonniers, d'un geste de princesse qui congédie ses hôtes, en terminant son verre. Il avait encore du travail au niveau de la vitrine, toute la nouvelle décoration de la saison à installer.

Vexé, Sergius attendit d'être dehors, où les occupants du cabaret ne pourraient plus l'entendre, avant de marmonner : "De quoi il parle ? Il sait se battre, lui, peut-être ?" Il aurait parié que cette grande fofolle ne tenait même pas sur un balai. Et que vaudrait-il sous la torture ? Avec un léger frisson d'angoisse, Sergius pria pour que son compagnon n'ait rien raconté de trop secret.

"Rentrons vite à la maison," murmura-t-il dans un souffle. Il y avait toutes les raisons pour cela. Certaines craintives, d'autres charmantes. Et puis, l'impression étrange d'avoir approché de trop près un univers parallèle.

“Fais attention à toi, brave guerrier. Je ne sais pas si celui-là est vraiment capable de te défendre.”

La mise en garde est surprenante. Surtout que Falmer ignore de qui il parle. Les apparences sont trompeuses, Sergius a probablement plus de manoeuvre et de leviers dans un combat que lui, n’en aura jamais. Déjà parce qu’il revient tout juste de torture, dans un pays qui est le sien, envoyé par ses proches au front en Roumanie. Ils en ressortent tout juste. Avant qu’un événement majeur ne vienne éclater depuis quelques mois au Balkans; depuis qu’ils ont quitté le pays. Presque comme si leur départ n'avait fait que précipiter les choses. L’homme qu’est Sergius  face à cet homme pailleté et coloré n’a rien de faible. Il aurait aimé le lui dire, lui montrer que les blessures sont parfois plus insidieuses et camouflées qu’on ne se prête à le croire. Il sait se battre, c’est une certitude. Rien que sa position chez les Supérieurs est une information en soit, même si, visiblement Falmer semble l’ignorer.

Défensif, il a toujours vu son homme comme un combattant fort, un rocher au milieu de tout le reste. Après ce qu’ils viennent de vivre l’un comme, l’autre, autant dire que s’il devait faire confiance à quelqu’un pour sa vie, ce serait sans doute lui. Que s’est-il déroulé là-bas ? Comment a-t-il crié pour demander grâce ? Est-ce qu’il a pensé à lui ? Est-ce que la douleur était intenable ?

Lentement, il regarde son amour avec attention, se posant toutes ces questions sans oser les poser verbalement. Comment on dépose les mots sur ce qu’il se passe en temps de guerre ? Comment on questionne quelqu’un, sans évoquer ses propres douleurs ? Ressasser ce moment est douloureux. Et plus  le temps passe, plus Nour se sent paranoïaque, en danger. Il a peur, c’est une certitude, pour sa vie. Il a peur que les trafiquants sur lesquels il enquête le retrouve et lui fasse payer son audace. Il a peur que la famille Klemheist les retrouve, lui, comme l'héritier qui l’accompagne. Il a peur de repenser à ce qui s’est déroulé en Roumanie, pendant plusieurs semaines.

Sans rien dire, il dirige ses pas vers l’extérieur, écoutant la protestation discrète et attendrissante de Sergius.

“J’aurais aimé que tu n’aies pas à me défendre. Il va falloir qu’on en discute, il y à pleins de choses que tu dois savoir. Parce qu’elles nous mettent en danger tous les deux.” Un constat, une discussion qu’ils doivent s'offrir pour la sécurité de l’un et l’autre.

La journée a été pourtant plus  longue  que prévu, il sera toujours temps de remettre cela au lendemain. Moins léger qu’avant, Nour avance vers le métro pour pouvoir rejoindre leur logement. L’avenir est plus incertain que leur passé, et de manière surprenante, ils se télescopent par moment ensemble.

“Allons-y oui.” Enlaçant ses hanches lentement, il avance vers la bouche de métro qui les engloutissent bientôt tous les deux.