Ces silences - OS

Le plat de la chaise me rentre dans le coccyx putain. On n’est pas censé avoir des canapés ou ce genre de conneries chez un psy ? Merde mais me regarde pas comme ça toi j’te jure. Je sais pas ce que j’fous là. J’en sais rien. Oh ça va, je sais ce que tu te dis derrière tes lunettes là. Soit que t’es pas là pour attendre qu’une conne se décide à se bouger le cul pour dire trois mots, soit que tu sais déjà ce que je fous là, que ça a merdé avec mes parents, que je manque d’équilibre, qu’il faut commencer par parler. Putain ce que je voudrais dire que t’as tord. Me regarde pas comme ça merde ! Je sais pas, d’accord ?! Je sais pas par où commencer. J’ai pas envie de revenir au début, pas plus que je veux te dire ce que j’fous là. J’ai pas envie d’être la pauvre loque qui s’étale sur le carrelage d’un pote, pas envie d’être celle qu’on écoute, pas envie de .. Putain j’en sais rien. J’veux pas être cette fille-là. Je sais pas être cette fille-là. Tu crois que tu me connais, que je ressemble à tous ceux que tu vois défiler là tous les jours. Problème de père, problème de violence, angoisse de l’attachement, dépendance affective, et si tout était le problème de la mère ? Mais merde j’suis pas un de ces clichés. Tu veux quoi, que j’te dise que j’me suis fait frapper pendant l’enfance, que ma mère était maltraitante ? Bah tu sais quoi c’est pas vrai. Mon père est un connard qui s’est barré, ça c’est vrai, mais maintenant il essaye de faire ce qu’il faut. Et ma mère était la meilleure personne du monde, elle a juste fait ce qu’elle a pu quand, parfois, elle avait plus les épaules. C’est normal de plus avoir les épaules. Donc me fait pas dire ça, elle l’a pas mérité. J’ui casserai pas de sucre sur le dos, je dirai rien de tout ça. Va chier avec tes jugements muets là merde, ça va ! Ya quoi à dire ? C’est pas de leur faute, c’est de la mienne. J’suis la seule responsable dans tout ce bordel et ça c’est la seule saloperie de constante. 

Bah ouais t’as raison, sort un nouveau paquet de mouchoirs. Tu crois quoi ? Que je vais imploser soudainement et me mettre à chialer ? Hey meuf, ça fait trois semaines que j’ai rien touché, tu crois vraiment que je vais me fracturer comme ça, parce que tu me regardes avec tes grands yeux globuleux ? C’est ridicule putain, qu’est-ce que j’fous là ? Hey salut, je m’appelle Jordane et je suis en roue libre. J’me suis barrée à mes quinze piges de chez moi, j’ai failli me foutre en l’air à coup de dope, de squats et de cul. J’ai vu les autres s’écrouler, j’me suis pris des sales coups, j’ai compris que si je continuais, je serais l’un de ceux là et j’ai essayé de faire mieux. J’me suis souvent rétamée mais j’ai trouvé un équilibre, des habitudes, une manière de faire. Tu veux quoi ? Que je dise que ma vie c’est l’horreur ? C’est pas vrai putain. T’imagines pas la liberté que j’ai eu à faire ça. T’imagines pas ce que c’était bon de me réveiller chaque jour ailleurs. D’être que de passage, de croiser des gens, de n’être que cette toile vierge pour eux. Ils y peignaient des trucs qui me plaisaient tu vois. Plus que ce qu’il y a en dessous en tout cas. Tu sais comment les gens t’accueillent quand ils te connaissent pas ? C’est facile. C’est léger. C’est pas pourri et gangrené de milles erreurs. Ya jamais rien qui ressort, rien pour nous prendre en traître. C’est juste comme ça doit être. Sans prise de tête. Pourquoi il faudrait se connaître de part en part hein ? Pourquoi il faudrait dégueuler toute sa vie aux autres ? Ah ça c’est sûr, ya des putains de ratures sur le châssis, je dis pas le contraire. Mais ça fait quoi ? Putain j’te jure arrête - de - me regarder - comme ça. Ça me rend tarée. Tu vois ce qu’il se passe à l’intérieur c’est ça ? T’as un beau diplôme qui te permet de lire tes patients comme un foutu livre ? Tu sais quoi, j’suis ni patiente, ni très lisible comme personne. Ok, bon, super. Merde j’aurai dû péter des trucs dans une casse plutôt j’crois. Et qu’elle est dure cette chaise là, c’est ouf cette connerie ça encore. Putain, Enzo, qu’est-ce que tu m’fais faire j’te jure. 

Allez stop, on se concentre, tu l’as payée cette séance, tu vas pas juste la passer à dévisager le plafond, la nana ou la surface du meuble. Ya une rainure explosée là d’ailleurs. Ils sont beaucoup à se niquer les ongles dans cette fente quand ils te parlent, en larme, à choper des mouchoirs avec leurs gestes vifs et leurs gorges serrées ? Et ces murs, non mais on n’a pas idée de foutre un truc si blanc avec un miroir façon soleil. C’est top, comme ça tu te relèves les yeux bouffis et la gueule en vrac pour voir à quel point ces séances te font un bien de fou. Youpi, joie. Dis quelque chose, Jo. Jodie. Siem. Beck. Quelle galère j’vous jure. Salut, je suis amoureuse d’une nana et je vrille complet à l’idée de tout foirer, de lui faire du mal et de me planter, du coup je fais tout et n’importe quoi. Hey j’ai insulté le mec d’un des meilleurs potes que j’ai jamais eu, juste parce que je sais pas quoi foutre de ma vie, que j’étais déçue et que j’suis une garce qui envie les autres pour ce qu’elle est pas foutue d’avoir. Ah et il m’a traitée de pute aussi. Est-ce qu’une vérité est nécessairement une insulte ? Grande question, vous avez quatre heures. Ouais parce que j’ai déjà fait le tapin dans ma vie, j’vous l’ai pas dit ? Et ça a quelques fois mal fini. ‘Tain sérieux, je peux pas dire ça. J’peux pas larguer au calme des trucs pareils. D’ailleurs on s’en fout, j’exhume juste des vieux dossiers sans que ça ait aucun sens juste parce que j’suis face cette pouffe qui attends que je parle et je… sais pas quoi dire. Ya des trucs qui sont juste bien là où ils sont. C’est bon, ça s’est passé, ça me défini pas et on passe à autre chose. Pourquoi vouloir faire en sorte que ça compte ? Ça joue pas sur ce qu’il arrive maintenant. Là il arrive que je… merde, ça bourdonne, j’ai mal au crâne et l’impression de cuver mes gueules de bois des deux derniers mois alors que là j’ai rien touché. Je sais pas, d’accord ? Je sais pas ce que je ressens, je sais pas de quoi j’ai peur, je sais pas ce que ça me fait et je sais certainement pas quoi dire. Je sais que j’ai envie de hurler, que j’en ai mal aux côtes tellement je retient ma respiration, que j’veux juste… arrêter de faire ça. Arrêter de ressentir ça. Arrêter d’me pousser à faire des trucs qui me font me sentir… comme ça. J’veux pas. J’vais sortir ce soir. Ouais je fais ça. Je sors d’ici, je dégage cette chaise qui me bousille le cul, et j’vais prendre l’air. Pas de mission avant demain, j’ai un peu de temps. Ya des continents que j’ai jamais fait, j’vais aller là. Je sais que je m’étais dit que j’achèterai un truc pour William et que j’aurais les couilles d’aller lui parler mais je… L’Italie c’est bien. Ouais j’vais faire ça. J’me casse en Italie. 

“On se revoit la semaine prochaine ?”

De quoi ? Merde j’ai l’air con à m’être figée en me levant sans avoir décroché un mot pendant toute la séance. Ça fait une heure là ? D’ailleurs je sais même pas, ça dure une heure ces merdes ? Deux ? Une trente ? Et qu’est-ce qu’elle raconte elle, ça sert à rien ce qu’on fait là.

“Vous… vous voulez me revoir ?” Je piges pas. 
“Bien sûr. Si vous êtes là, c’est pour ça non ?” Nan c’est parce que je fuis mon mariage et mes gosses et que j’ai craqué sur votre gueule… Allez focus Jordane, réponds un truc intelligent histoire de la planter avec un minimum de courtoisie. Va savoir depuis quand je suis courtoise, cela dit. 
“Jeudi en huit ?” Ouais ou rien dire c’est bien aussi. Attends, comment ça jeudi en huit. Vraiment ? 
“J’ai rien dit. De toute la séance.”
“Il y a des silences qui méritent d’être écoutés vous savez.” Je…
Ya des silences, surtout, qui se prolongent. Entre ces foutus murs blancs et son sourire à la con, ya un truc qui m'incendie les côtes. 
“Ouais. Jeudi en huit.”
On fait ça.