Il y avait quelque chose chez elle qui aurait dû te mettre
la puce à l’oreille. Est-ce qu’au fond, tu ne t’en doutais pas déjà ? Est-ce que tu avais simplement refusé de le voir ?
Elle avait juste eu besoin de s’éloigner un peu des autres. Elle, c’était l’une des rares qui ne te regardait pas comme si tu étais un pestiféré.
Elle, c’était quelqu’un avec qui tu semblais presque bien t’entendre, lorsqu’elle ne décidait pas de t’ignorer pendant des mois entiers.
Elle avait son caractère à elle.
Tu t’en accommodais.Elle disait que tu faisais parti de ceux qui comprennent sans qu’on ait besoin de leur expliquer. (Tu ne savais pas si c’était vraiment vrai.) Un verre à la main, elle pouvait passer des heures entières à refaire
votre monde. Elle pouvait imaginer mille théories,
mais pas cette fois-ci.
Cette fois-ci, elle avait voulu rester dans l’arrière-boutique, à jouer encore et encore avec la
boîte à musique. La ballerine l’avait toujours hypnotisée, bien plus encore que tous les
trésors moldus que tu vendais. Aujourd’hui, la breloque semblait presque
l’apaiser. Alors, tu l’avais laissée. Tu n’étais revenu que pour lui apporter une boisson chaude en fin de journée : elle t’avait chassée.
Elle ne se sentait pas bien, elle voulait que tu la laisses tranquille.Tu avais accepté,
sans réfléchir. Tu aurais pu la laisser seule dans l’arrière-boutique, rentrer chez toi.
Profiter de ta soirée. Tu t’étais absenté, un temps. Juste une heure ou deux, tout au plus. Lorsque tu es revenu, à la nuit tombée, avec un futon supplémentaire et des paquets de ramyeons, il y avait quelque chose de
différent. Ces incessants grattements. Un étrange boucan. L’impression que tu avais laissé un animal sauvage dans le fond de ton café brocante. (Est-ce qu’elle avait laissé entrer, par mégarde, un de ces hiboux parfois un peu fous ?)
Pourquoi est-ce que tu avais ouvert la porte ? Pourquoi est-ce que tu avais eu la
brillante idée d’aller voir ce qu’il se passait ?
Il t’avait fallu quelques secondes avant de capter que le grognement agressif provenait d’une masse noire et velue, occupée quelques instants plus tôt à ravager le canapé Louis XV que tu avais mis de côté. Une gueule pleine de crocs s’était jetée sur toi. Tu avais tenté de faire volte-face, revenir sur tes pas, mais la bête avait été plus rapide que toi.
Est-ce que tu captais seulement ce qu’il se passait ?
Un hurlement avait franchi la barrière de tes lèvres à l’instant où les mâchoires s’étaient refermées sur ton mollet.
Est-ce que tu l’avais entendu ?
A peine. La douleur qui irradiait prenait le dessus.
Dans une montée d’adrénaline, tu avais abattu le premier truc qui te passait sous la main - un vase coloré des années 80 - sur la tête de l’animal. Le talon de ta chaussure était venu aider «
délicatement » la bête à te lâcher.
Un couinement s’est fait entendre. Le cœur à cent à l’heure, tu t’étais relevé, pour refermer la porte de l’arrière-boutique sur le museau du monstre.
Le reste est flou. La douleur t’avait réveillé. Hagard, tu avais remarqué ta jambe pansée. Le futon déplié dans l’arrière-boutique - ravagée. Le chaos, sans un mot.
Elle s’était évaporée. Et, dans un coin de la pièce, gisait la ballerine brisée.
[...]
Tu n’avais
jamais compris. Tu n’avais jamais compris pourquoi est-ce qu’elle était venue te voir. Pourquoi est-ce qu’elle n’avait, depuis, jamais daigné te donner le moindre signe de vie. (Ce n’était pas comme si elle ne t’avait rien laissé en souvenir.)
Pourtant, tu avais fini par l’accepter. Tu avais admis ta nouvelle condition, tout comme tu avais accepté la première.
A bras ouverts ? (Il ne fallait pas non plus exagérer.)
Si, en journée, tu étais ce - grand - sud-coréen un peu dégingandé, les soirs de pleine lune,
tu te transformais. (D’où provenaient, sinon, les touffes de poils d’un brun foncé que tu retrouvais parfois autour de toi, au matin de ces nuits agitées ?)
Quelque part, la douleur était différente, cette fois-ci.
Elle survenait en amont, semblait te détruire tant l’être que l’esprit, avant de te laisser vide de toute énergie.
(Est-ce que ce n’était pas pire encore que d’être rejeté par chaque
sorcier qui découvrait que tu n’étais en possession d’aucun pouvoir ?
Même les plus violentes brimades que tu avais eu en étant gamin ne valaient plus rien.)
Tu aurais aimé qu’elle te le dise.
Sans doute. Qu’elle te souffle ce qu’elle cachait, qu’elle te prévienne
au moins un peu.
Est-ce que tu aurais aimé qu’elle soit là, la première fois ?
Peut-être un peu.
Tu ne sais pas.Parfois, tu te dis que ça aurait permis d’inverser les rôles, au moins une fois.
Tu lui en as voulu (c’était difficile de le nier).
Tu l’as sans doute un peu haï, et parfois, tu te demandes ce dont tu serais capable, si jamais tu voyais, à nouveau, le bout de son museau.
En attendant, tout comme elle, tu faisais
profil bas. Impossible de ne pas prendre connaissance des événements qui faisaient rage autour de toi. Impossible de ne pas te demander si elle ne faisait pas
partie de tout ça. (Même si tu refuses d’y croire, la réponse, aujourd’hui encore, tu ne l’as pas.)