La complainte du Général grincheux (Augustus/Shura)

— Tu es certain de ce que tu fais, Shushu ?
— Tu as peur que je cause un scandale ?

Avec les années, Shura ne relève même plus le surnom enfantin que lui attribue Pacha. Les premières fois, il a dévisagé son petit frère sans comprendre s’il s’agissait d’une plaisanterie, d’une moquerie, ou d’une marque d’attention, puis il s’est habitué. Pacha sans ses surnoms parfois enfantins et sans ses blagues, ce n’est pas Pacha.

— Tu sais ce que je veux dire. Mère a beau être enthousiaste par ta prouesse, toute cette histoire demeure risquée.

Son silence fait sans doute office de réponse pour Pacha. Shura a conscience des risques, tout comme de l’opportunité qui se présente à lui. Une chance unique, exceptionnelle, qui ne se représentera pas une seconde fois dans sa vie. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Il a passé ces derniers jours à s’interroger, et de toute évidence, Pacha partage ses inquiétudes. Derrière ses airs de plaisantin, il n’en demeure pas moins sérieux lorsqu’il est question de leur famille, et ses préoccupations ne sont jamais feintes. Il se soucie certes avant tout de la réputation des Kolyosvki, car c’est le rôle qu’il endosse dans le cercle familial, mais il considère toujours ses frères et sa sœur.

— Ne prends pas de risques inutiles, Shushu. Mère préfère te savoir en vie et indemne plutôt que six pieds sous terre. Moi aussi.
— Je sais. Je ferai attention. Mais de ce que nous avons discuté, c’est elle qui endossera la responsabilité en cas d’échec.
— Tu as confiance en elle ?
— Confiance ? Pacha, pour qui me prends-tu ?

Un rire amusé lui répond. Pacha ne prend même la peine de rebondir sur la question ; tous deux savent ce qu’il en est véritablement. L’un comme l’autre, leur seule confiance se porte sur leur famille. Peu importe les évènements, les Kolyovski seront toujours là pour se soutenir l’un l’autre, quitte à affronter le monde entier. La doctrine familiale n’a jamais faibli au fil des décennies, et la Matriarche la brandit en porte-étendard au quotidien.

— Si tu as besoin d’aide pour gérer la com, n’hésite pas à m’appeler.
— J’y penserai. J’aurai peut-être effectivement besoin de tes services dans les jours à venir.
— N’hésite pas. Ira pourra t’aider aussi, si tu souhaites un autre regard sur le droit matrimonial.

Un fin sourire se dessine sur les lèvres de Shura.

— Tu passeras le bonjour à ta fiancée. Le mariage est toujours prévu pour juin ?
— Oui, et j’espère bien que tu pourras venir cette fois Shushu, pas comme à Noël.
— Je serai là. Pour rien au monde je ne manquerai le mariage de mon petit frère.

Sur ces mots, tous deux se saluent et Shura raccroche. Il pose son téléphone sur le bureau, pensif. L’appel de Pacha l’a surpris, d’autant plus son inquiétude - et pourtant, il connaît les habitudes prudentes de Pacha pour ne rien laisser au hasard. Toutefois, il ne devrait pas être surpris non plus ; lui-même a conscience d’avancer sur ses œufs avec ce projet fou. Une opportunité unique, certes, mais ô combien dangereuse. Edda Teller joue avec le feu sans craindre une seule seconde d’être brûlée, et elle est prête à endosser toute la responsabilité des évènements en cas de pépin. Sur le papier, cette entreprise s’avère des plus profitables pour les Kolyovski, sans doute le meilleur contrat qui puisse s’offrir à eux, mais les risques… Une erreur pourrait l’envoyer six pieds sous terre.

Avec un soupir, Shura délaisse son bureau pour attraper son manteau et ses affaires. Sa pause méridienne touche à sa fin, et du travail l’attend au quartier général des Supérieurs. Il lève les yeux à cette pensée, regrettant de ne pas pouvoir avancer ses dossiers depuis son office privé, bien plus confortable que ce bureau miteux qu’est le sien au quartier général. Néanmoins, il s’efforce de ne pas s’égarer en lamentation.

Sur le chemin vers la sortie, il croise Valentina, aussi sérieuse qu’à son habitude. Il la salue, puis quitte son office de Sloane Square.


En s’installant dans son bureau au quartier général des Supérieurs, Shura ne s’attendait pas à être dérangé dans la foulée.

Il a à peine sorti ses premiers dossiers que la porte s’ouvre avec perte et fracas, sans la moindre annonce, et il redresse la tête, incrédule.

Blackblood. Forcément.

Depuis son accession au rang de Général, nombreux sont ceux qui s’opposent à son autorité en tant que Général Recruteur, des voix plus ou moins virulentes. Le chef des Raffleurs en face de lui n’y fait guère exception, à ne juger que par la supériorité du sang au lieu de daigner ouvrir les yeux. Réprimant un soupir, Shura referme ses dossiers, signe qu’il accorde un moment à son confrère, et prend appui contre le dossier de son fauteuil. Une attitude décontractée qui tranche avec ses premières paroles.

— Maître Kolyovski. J’ai cru, naïvement sans doute, que les années vous permettraient de retenir cette formule d’usage, Monsieur Blackblood.

Shura ne compte plus le nombre de fois où il assène cette remarque à ses confrères. Si l’agacement est toujours palpable, dissimulé sous une bonne couche de froideur, il prend petit à petit un plaisir certain à rappeler ses études moldues à tous ces sang-purs ; ces mêmes études qui s’avèrent des plus utiles pour la Cause des Supérieurs.

D’un signe de la main, il invite Blackblood à s’asseoir sur l’un des fauteuils réservés aux invités. Un geste de courtoisie qui n’a rien à voir avec ses mots suivants.

— Si vous traitez vos nouvelles recrues avec le même égard que le Général qui vous attribue ces recrues, ne vous étonnez pas du résultat.

La menace est là, limpide, mais suffisamment subtile pour correspondre à l’instant, à ce jeu de pouvoirs qui se tisse entre les deux Généraux. Shura a la main mise sur le recrutement et l’affectation des recrues ; pour l’heure, Blackblood ne peut quémander des faveurs et se résigner à manger dans sa main.

Un calme impassible. Une froideur mesurée. Shura ne laisse rien au hasard face à son confrère Général ; qu’il vitupère donc dans son bureau, à se croire plus important que la fourmi insignifiante, l’avocat n’en a cure. Il subit les ragots et les dénigrements de ses pairs depuis ses plus jeunes années, tout comme le reste de sa famille. Aux yeux des moldus, ils ne sont que des bourgeois, indignes de frayer avec l’aristocratie ; mais ils sont riches, des ennemis de la classe moyenne - forcément. Puis aux yeux des sorciers, des sang-purs surtout, ils ne sont que des sang-mêlés qui tentent de se hisser plus haut qu’ils ne le devraient. Sa famille a toujours su tirer son épingle du jeu sans pour autant parvenir à se créer son nid. Rejetée, ballottée en tous sens, la famille Kolyovski se raccroche finalement qu’à une seule chose : elle-même. Peu importe les circonstances, Shura sait compter sur sa famille, et depuis des décennies, les Kolyovksi ont pris pour habitude de placer en porte-étendard les insultes qui leur sont adressées.

Alors face à Blackblood qui se croit sûrement méprisant, Shura ne cille pas. Adossé contre son fauteuil, les mains croisées, les persiflages de son confrère Général sonnent comme n’importe quelle autre discussion fade sur la météo. Blackblood n’est pas le premier à lui dénier son titre, tout comme il ne sera pas le dernier ; en revanche, l’avocat perd la moindre once de sympathie à son égard qu’il pouvait lui rester. Il ne fait pas d’efforts pour ceux qui ne le méritent pas.

— Ne l’ai-je point déjà fait ? Il me semblait pourtant avoir couvert plusieurs affaires devant le Magenmagot. Mais peut-être devrai-je vous laisser vous en charger, la prochaine fois ? Il se redresse un instant, attrape un calepin pour griffonner quelques mots. Je prends bonne note de vous retransmettre les dossiers la prochaine fois que Dame Oliveira sollicite mon expertise.

A ce rythme-là, autant plaidoyer devant le Magenmagot avec un joli écriteau “coupable” devant soi. N’en déplaise à Blackblood, les lois sorcières s’inspirent des lois moldues dans leur fonctionnement le plus basique. Maîtriser le droit moldu est un atout considérable pour damner le pion aux juges sorciers, sans quoi Shura ne se rendrait pas aussi indispensable à la Cause. Et si son confrère Général persiste à le croire incapable et inutile, l’avocat lui glissera sous le nez les coupures de presse concernant sa dernière affaire menée avec brio. Conformément aux attentes d’Ana, il a défendu le Ministère, lui a conféré une image de défenseur de la populace face à la menace lycan - ceux qui refusent de se recenser, de se conformer aux lois établies par le Ministère pour leur bien-être.

Shura repose son calepin, bien fermé sur son bureau, comme pour appuyer ses précédentes paroles. Les exigences de Blackblood ne lui font ni chaud ni froid, encore moins alors qu’il l’a prévenu sur le sujet. Sans un minimum de considération à son égard, il ne compte guère fournir autre chose que de la vulgaire piétaille au chef des raffleurs.

— Ce que cela vous coûterez ? Il y a l’aspect financier, bien sûr, mais pour le reste, vous le savez. Imperturbable, comme à son habitude, il braque son regard vers Blackblood. Non, il ne s’agit pas d’une mauvaise plaisanterie. Commencez par chasser votre dédain, et peut-être que j’écouterai vos exigences en matière de recrues. En attendant, je vous prie de bien vouloir quitter mon bureau, j’ai à faire.

Un voile de fierté pour dissimuler au bas monde les plaies meurtries.

Shura n’est pas dupe. Les jeux de regard ne lui échappent pas, comme toutes ces micro-expressions qui animent le visage de Blackblood. Il s’est cru vainqueur face au silence de l’avocat, qui a seulement pris le soin de prendre son temps avant d’asséner sa répartie, et il a chu de son piédestal face à l’argument phare employé. Oliveira. Ce nom se pare d’une aura tabou dont Shura n’a pas soupçonné l’existence, et à présent, il s’interroge. Il note les informations qui lui manquent, celles qui lui permettraient de cerner la teneur des relations entre la directrice adjointe de la Justice et le Général. La curiosité s’agite, mais Shura réfrène ses questions. L’esclandre se terre non loin, et il ne tient pas à provoquer de réaction démesurée chez Blackblood. Le supporter dans son bureau lui suffit bien assez.

Alors il note l’information dans un coin de sa tête, songe qu’il devra enquêter sur la question pour son propre intérêt ; mieux vaut disposer de quelques ‟armes” face au tailleur. La perfidie de ce dernier n’a d’égal que l’étendue de son mépris à l’encontre de tous ceux qui ne possèdent pas le sang-pur. Shura ne cille donc pas face aux insinuations douteuses - à peine arque-t-il un sourcil sceptique - tandis qu’il laisse Blackblood vitupérer son venin. A quoi bon l’interrompre ? Ces gens-là aiment s’entendre parler, se croire puissants, à tenir le monde dans le creux de leur main. La désillusion finit toujours par les frapper tôt ou tard ; et souvent plus tôt que tard.

Lorsque l’autre Général se redresse, l’impertinence dans la voix, Shura rouvre un dossier - non confidentiel, les informations contenues dans les pages n’ont guère d’importance - et se plonge dans les lignes. Le stylo entre les doigts, il reprend son travail.

— C’est ainsi que vous voyez les choses.

Shura ne demande pas la lune, seulement un peu de considération ; mais pour Blackblood, cette seule demande constitue la fin du monde. Et tant que le tailleur refusera de changer son prisme de vision, Shura ne pourra rien pour lui. Un semblant de fierté - ou d’arrogance ? - l’empêche de s’abaisser à servir l’un de ces sang-purs imbus de lui-même. Il pourrait, pourtant - prétendre lui accorder une faveur, le brosser dans le sens du poil, pour finalement lui offrir un cadeau empoisonné, d’une manière ou d’une autre, mais de telles machineries nuiraient à la Cause, et Shura n’a pas d’intérêt à scier la branche sur laquelle il est assis. Bien sûr, certains pourraient lui reprocher son manque de coopération avec le Général des Raffleurs, mais à ses yeux, l’avenir de la Cause ne passe guère pas l’intermédiaire de ces brutes épaisses. La preuve ; même avec des grouillots de bas étage, les Supérieurs ont su maintenir l’ascendant sur la Grande-Bretagne.

En revanche, les derniers mots de Blackblood l’interpellent, et Shura l’observe s’éloigner. Il avise le Général, ses menaces à demi-mots qui ne lui font ni chaud ni froid, puis esquisse un sourire.

— Dommage que vous deviez vous contenter de vos recrues habituelles.

D’un geste de baguette, il referme la porte derrière le Général puis se replonge dans ses dossiers. Les menaces latentes de Blackblood tournicotent dans sa tête, mais Shura saura rebondir face au mépris habituel des sangs-purs, comme d’habitude.