Je vois des images sous mes paupières - OS

03 Octobre 2016

Assise en tailleur, Sovahnn feuilletait en silence l’album qu’on lui avait confié sans que les regards ne s’y posent véritablement. Elle entendait les mots, les percevaient et pourtant le tout lui passait au dessus. Aucun des Dissemba ne regardait plus ces photos là. Sous ses doigts, le papier glacé de l’album photo était perlé d’humidité. La jeune femme surchauffait d’une vague d’émotions brutes qu’elle gardait silencieuses. Les lèvres pincées dans un léger sourire, elle observait en silence la scène. La mère de Zachary était assise en tailleur au sol. Le foulard enroulé autour de son crâne formait des volutes et des plis dans un habile laçage qui s’achevait en un nœud épais en arrière de son front. Les couleurs vives attiraient le regard de Liya qu’elle tenait sur ses genoux. La petite, ses jambes écartées, les pieds appuyés plus loin sur ses hanches, s’intéressait de ses grands yeux aux couleurs vives du tissu. Les petits doigts tendus vers le haut, elle se dressait de tout son long en déroulant chaque vertèbres pour espérer attraper les lucioles jaunes et bleues qui dansaient sur la tête de sa grand mère. Derrière elle, bien trop loin pour être attrapées se trouvaient des boucles d’oreilles au contour d’argent dans la même colorimétrie que la soie et le haut que la femme portait. Dans une petite moue boudeuse qui fit rire toute l’assemblée, la petite plaqua sa main sur le pantalon de sa grand mère tout en fronçant les sourcils. Cet air outré ne tarderait sans doute pas à terminer sa course dans l’un des albums que Sovahnn tenait sur ses cuisses. En effet se trouvait à leur gauche un homme un genou au sol malgré les douleurs qu’il tirait de sa hanche depuis plusieurs années.

Lorsqu’il redressa le regard, un sourire profond sur les lèvres, la jeune mère vit pourtant l’éclat qui accrocha la lumière jaune du lustre. Ces yeux humides, elle ne les avaient jamais vus dans le regard de cet homme au menton fier et aux épaules solides. Jamais sauf le jour de l’enterrement.

Une main posée sur son épaule la fit sursauter, lâchant finalement du regard la petite famille pour qui le centre du moment se cristallisait autour du rire joyeux de cette petite fille que sa grand mère faisait basculer doucement vers l’arrière en la tenant par les poignets. Les cheveux en vrac de la petite tendaient vers le plafond depuis que sa tante s’était amusée à la coiffer en punk un peu plus tôt. Sa peau n’était pas réellement matte mais avait malgré tout foncé depuis sa naissance. Les grandes prunelles bleues se teintaient à présent de gris en fonction de la lumière qui s’y reflétait et sur sa bouille, Zachary apparaissait par moments. De cette moue aux sourcils froncés, son grand père n’était pas le seul à y voir l’empreinte d’un fils éteint.

Contre son épaule, les doigts de Layla se serrèrent en douceur. En redressant son regard clair sur la jeune femme, Sovahnn put y lire sur les lèvres une interrogation muette « ça va ? ». Rien de plus. Et rien de plus qu’un léger sourire pour lui répondre. Ça allait, oui. Ça allait pour chacun d’entre eux et ce malgré la flèche brûlante qui les frappait d’un même mouvement. L’absence, par moment, se remplissait d’autre chose. Dans les sourires et les rires de cette famille en deuil, Sovahnn sentait vivre bien des souvenirs auxquels elle n’accédait pas véritablement. Pourtant ils étaient là. Et partout ici, aujourd’hui, il était là aussi.

« Tu veux manger ici ce soir ? » A la question s’ajoutait un petit mot que Sovahnn n’avait jamais véritablement compris et qu’elle interprétait comme un héritage de famille. Un petit mot gentil qu’on glisse ici ou là à ceux dont on affectionne la présence. Un petit sourire aux lèvres, Sovahnn glissa son regard jusqu’à sa fille puis à la grand mère de celle-ci. « Avec plaisir oui..»  Régulièrement, elle déclinait les propositions pourtant nombreuses. La jeune femme avait par moment du mal à s’ancrer dans cette famille qui n’était pas tout à fait la sienne. Pourtant tous ici l’accueillaient les bras grands ouverts, lui avaient offert mille vêtements, meubles ou couverts au fil des mois. Quelques mois plus tôt, elle aidait même le père de Zachary avec Layla pour quelques travaux dans leur chambre, coupant ainsi la chique à leur mère qui, en pleine rémission, affirmait qu’ils avaient besoin d’une paire de bras de plus. Grand mère et petite fille étaient donc restées ensembles tandis que Sovahnn se joignait à la famille pour peindre une pièce de plus dans la longue lignée qui s’était engagée depuis son déménagement. «Leur» déménagement ; à l’époque.

« Hey mais c’est moi ça ! »

Layla avait quitté son épaule pour désigner une photo de papier glacé. Un petit garçon tenait un bébé dans ses bras, les yeux brillants et les lèvres entrouvertes d’un sourire suspendu. Ses sourcils étaient froncés dans une petite moue concentrée.

Sans répondre, Sovahnn sourit, une bouffée brûlante d’affection noueuse dans la gorge.