Just a Girl - Gaby

- Il t’a pas loupé le boss… La voix de Brielle perce la brume de la fatigue.
En écrasant un bâillement, Sovahnn laisse basculer son crâne et ferme les yeux une seconde. La petite blonde ne fait pas cas de sa posture inhabituelle. Assise en tailleurs sur le meuble derrière le comptoir du café, elle repousse la fatigue et ramène son regard vers la grande brune à frange qui n’était pas là quand elle a quitté le poste un an plus tôt.
- Oui, boh.. Qu’il parle.
- T’es d’un zen… ! Il m’a reproché un truc sur la cafetière une fois, j’ai pas su où me mettre..

Effectivement, Everett a cette chose en lui, lorsqu’il se ferme l’atmosphère elle-même gagne en pesanteur. Propriétaire du café et d’un autre, en périphérie de la ville, il lui a donné rendez-vous en début de mois précédent avec son gérant, Darius, pour préparer le retour du café parental de la jeune femme. A l’embauche, Sovahnn a pris toutes les heures possibles et ce qu’importe l’arrondis de son ventre et la fatigue qui lui collait à l’épiderme. Ce boulot, un second à mi-temps dans un disquaire non loin d’ici et pas un toit sur sa tête. A l’époque la sorcière devait traverser Londres, sortir de la ville, trouver un portoloin pour atterrir en pleine campagne où elle prenait le bus pour rejoindre la maison où un parfait inconnu l’accueillait.
Des milliers de vies dans une seule.
Puis Zach et elle ont pris l’appartement.
Mort de Dorian, départ de la maison de Duncan.
Mort de Zach. Découverte de la maison en Écosse liée à l’appart.
Naissance de Liya.

Un petit sourire lui passe sur les lèvres lorsqu’elle laisse retomber son regard sur son angoissée collègue.
- Qu’est-ce que tu veux qu’il me fasse ?
- J’sais pas ? Te virer ?

Et le sourire s’affirme un peu plus et remonte jusque dans les yeux de la petite blonde qui descend au bas de son perchoir à l’instant même où Darius, le gérant, sort de l’arrière boutique. Sovahnn ne loupe pas le rire de Brielle qui résonne derrière elle, déjà partie entre les tables pour répondre avec le sourire à une nouvelle commande. Elle est ainsi, les temps de calmes, l’ex Poufsouffle les savoure comme un chocolat chaud mais saute toujours sur la première occasion pour bouger et se dépenser. Surtout à présent. La fatigue s’infiltre tranquillement dans ses muscles et la jeune femme a besoin d’être utile. C’est que le café est calme durant ces “nuits de la lecture” pour lesquelles elle a déjà inscrit son nom.
- T’es pas censée dormir avec un bébé en bas âge ? A dit Brielle un peu plus tôt dans la soirée.
La veille à cette heure, Sovahnn était sur une plage Californienne. Dormir ? Plus tard. Le sommeil, mis à part dans les bras d’un ami, n’a jamais été la plus grande de ses qualités.

Ainsi Sovahnn passe-t-elle de tables en tables, là où les petits groupes discutent, lisent, écrivent, dans une ambiance bien plus tranquille qu’en semaine. Dehors, les lampadaires de la rue finissent par s’éteindre avec le départ de Darius qui laisse le café aux bons soins des deux filles. Une nuit est une nuit et la petite blonde la passe à apprendre à connaître sa nouvelle collègue, entre chaque petit moment passé avec les clients, à rire et s’intéresser aux uns et aux autres. Aux lectures, aux points d’intérêts.

Brielle donc. Étudiante en lettre, en décrochage complet à s’interroger pour changer de filière. Un petit frère. Et manifestement très agacée par le comportement de leur boss.

- T’en fais pas, j’ai dans ma manche une avocate en herbe qui s’est assuré qu’on n’ait rien à me reprocher. Encore une fois : qu’il cause. Vivre est précieux, écouter les emmerdeurs beaucoup moins.

Mais si découvrir sa nouvelle collègue lui importe, il s’agit aussi de retrouver ses marques dans un boulot qui lui semble appartenir à une autre vie et rappelle à sa mémoire l’ombre des disparus. Ainsi Sovahnn pourrait se sentir dériver petit à petit vers ce qui manque, le vide laissé par Zach, les secrets de Takuma et Jordane, l’anxiété de Tim, la manifeste possibilité d’engager sa tornade d’amie comme conseillère juridique ou l’envie de parcourir quelques rues pour rejoindre l’appartement de Naveen. Bien des options. Le mal-être de Max. Les découvertes récentes d’Enzo et ses batailles à mener.

C’est bien vers lui que vont ses pensées.
De toute la soirée, Sovahnn n’a jamais véritablement quitté du regard la petite rousse aux allures frêles isolée dans un coin du café. Il lui semble avoir échangé avec elle plusieurs fois dans ces mêmes fauteuils, en lui servant peu ou prou les mêmes boissons ou desserts.
Elle sait, surtout, qu’un mois plus tôt, elle l’a entendu évoquer deux noms.

Enzo. Quoi que trop classique pour justifier une réaction électrique.
Et Poudlard. Une évocation à la fois dangereuse et inattendue.

Impossible d’en savoir plus : la sorcière s’était retrouvée coincée par le savon qu’Everett avait sans doute répété de nombreuses fois avant de lui expliquer qu’il ne prendrait pas de nouvel employé et qu’il leur faudrait trouver un arrangement pour faire les heures que Sovahnn refusait de prendre de nouveau, demandant un mi-temps.
Mais l’inconnue et de nouveau là, confortablement enfoncée dans un fauteuil près d’une fenêtre et l’ex Poufsouffle a passé la soirée à envisager une manière de l’aborder. L’idée d’en tenir informé Enzo est passée, bien sûr, mais aucune barre sur son téléphone. Et pourquoi l’inquiéter pour rien ?

De nouveau assise en tailleurs sur le petit meuble, toujours prompte à rejoindre les quelques clients restants à présent les trois heures du matin passées, elle considère la situation un moment avant de rejoindre la petite rousse avec qui elle a déjà échangé quelques conversations, elle le jurerait.

- Salut ! J’te ressers un truc ? Le sourire n’a rien de feint, il ne l’est jamais vraiment. Trop entière pour ça sans doute. T’es sur quoi ?  D’un coup de menton, Sovahnn désigne le livre que la jeune femme tient dans ses mains.

Jeune. Son âge sans doute. A Poudlard ? Peut être. Pourtant en quatre ans, il y a le temps de connaître les visages, si ce n’est les noms. Surtout après que les plus jeunes aient été évacués et les portes ouvertes pour ceux qui ne souhaitaient pas rester.
Restent les moldus.
Et une hypothèse qu’elle n’arrive pas à lâcher depuis quelques semaines, balayée jusqu’à ce jour par l’enchaînement des crises à gérer.

Sovahnn adresse sourires et attentions aux uns et aux autres. L’instant se charge de ces mots faciles, qu’on échange pour créer du lien social. Ces petits rien de la vie de tous les jours qui facilitent le quotidien et amènent les sourires simples et les bonheurs fugaces. Une chose tout bête dont la sorcière se comprend en manque. Sortir, rencontrer de nouvelles têtes, retrouver un rythme et des règles. Jusque là, c’était le Quidditch qui lui imposait une forme de routine hebdomadaire. Et sa fille, pour l’aspect quotidien.
On pourrait la penser de nouveau apte à tenir un rythme normal d’une jeune adulte normale dans un monde normal. Lever 7h, coucher 22h. D’autant plus posée que la présence de Léon pourrait imposer une forme d’apaisement chez tout le monde pour lui offrir une forme de stabilité. Pour ça, il aurait fallu qu’elle estime essentiel de faire de sa présence tout un évènement. Un truc qui, elle, l’aurait rendue dingue si elle avait dû le vivre. Se réveiller à Poudlard, avec tout le bordel que ça avait impliqué, lui avait offert une forme de liberté qu’elle n’aurait jamais eue, entourée par sa famille, harcelée par les médecins, reléguée au rang de “malade à couver”. Au lieu de ça, elle parcourait les toits, sautait par la fenêtre du septième et se vautrait dans la forêt interdite.
Alors plutôt que d’en faire “tout un plat”, d’être toujours présente comme l’aurait sans doute voulu Maxence ou tout autre membre de la famille surprotecteur, Sovahnn avait adopté un tout autre comportement : vivre et laisser vivre.
D’autant que ça aurait supposé s’enfermer elle-même. Or, qu’importe quand, qu’importe pourquoi : Sovahnn a une vie à mener. Non pas à organiser, planifier, orienter. Mais à vivre. Pleinement et sans conscience. À coup d’immédiat et de dopamine.
Alors non, la veille elle ne dormait pas à 22h, elle était avec son meilleur pote à retrouver sa stabilité à elle. L’immense et nécessaire stabilité, basée sur un trop plein de tout et surtout des proches. Une urgence à exister qui lui scie les côtes tous les jours et se nourri de moments comme ça. Simples et précieux. A coup de doigts de pied dans le sable, de coussins balancés à la tête d’Enzo, de film chez les copains, et de chiens envoyés à toute balle sur la plage pendant que Liya se croit assez rapide pour envisager de les suivre à quatre pattes. Des moments de rien, qui construisent un tout.
Et la fatigue ?
Elle a assez dormi.
Elle a assez dormi pour toute une éternité.

— Non merci, c’est gentil. La tasse est encore à moitié pleine, c’est vrai. Il faut dire que là n’est pas tout à fait la véritable intention de sa venue. Du thé pour les fantômes. Je l’ai fini, mais j’ai l’impression d’y être encore. Pas la moindre idée de ce que ce roman peut raconter. Roman ? Recueil ? Vraiment aucune idée. Certaines réflexions me parlent un peu trop, je crois. Ce que Sovahnn perçoit en revanche, c’est le rire qui secoue le torse de la jeune femme, les sous-textes plus calleux de ses mots et le voile qui passe devant son regard.
Sous la caboche blonde, les pensées filent tout droit vers le sable californien, sur le perron d’une maison australienne ou sur les bords du lac noir.
Sovahnn ne se départi pourtant pas de son sourire léger.
- Ah ouais ? Une petite grimace de mauvaise élève. Désolée je ne suis pas très lecture, je ‘connais pas. Mauvaise élève, certes, mais pas désintéressée. Ça raconte quoi ? Toute la grande question. Et surtout qu'est-ce' qui s'y dit... qui te colle comme ça à la peau ?