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Mar 5 Mar 2024 - 14:51









Début Janvier 2017



Entre mes mains, la lettre de Kezabel se froissa légèrement, comme s’il m’était devenu impossible de ne pas l’abîmer. Sur ce morceau de parchemin, ma sœur m’écrivait toutes les expériences qui rythmaient chaque jour de sa nouvelle vie : ses rencontres, sa joie de découvrir de nouvelles responsabilités, et puis ce retour vers Paris où le quotidien n’était qu’un défilé de moments chaotiques et excitants. Mon ancien appartement lui avait tout de suite plu, mais mon instinct me l’avait déjà soufflé. Pour une fois depuis longtemps, imaginer ces grandes fenêtres, ce parquet en vannerie, et ces hauts plafonds haussmanniens ne m’apportait plus seulement un vide douloureux. Kezabel transformait ce lieu en quelque chose de beau, le théâtre de sa propre renaissance et de son indépendance. Je ne pouvais rêver mieux pour ce vieil appartement, et pour ma soeur. Et malgré tout le soulagement et le bonheur que j’éprouvais à l’égard de son nouveau départ, je n’arrivai en cet instant à ressentir autre chose que de la colère.

La lettre s’échappa de mes mains pour retomber sur le lit.

Au moment où Kezabel renaissait de ses cendres et s’envolait vers de nouvelles possibilités, je m’enfonçais vers de nouvelles profondeurs. Les kilomètres ne nous éloignaient pas plus que les arcs de nos vies, comme s’il fallait que nos chemins fonctionnent à l’opposé l’un de l’autre. Elle avançait et moi, je reculais. À vrai dire, je m’écroulais, petit à petit, observant chaque jour un pan de moi-même tomber en lambeau. Je ne savais pas bien si je mourrais à petit feu ou si je muais en autre chose. Quoi qu’il en soit, la transformation était douloureuse.

Tous mes passages devant un miroir me déstabilisaient : qui était cette femme qui me fixait ainsi ? Quel était ce visage que je ne reconnaissais pas ? Et pourquoi, au-dessus de sa tête, planait un orage sans fin ?

Je crois…qu’on devrait arrêter.

Mon corps retomba sur le matelas et je sentis sous mon coude la lettre se plisser. Le lustre du plafond projetait des ombres sur la peinture blanche. Par la fenêtre, la nuit se profilait dans le ciel brumeux, rendant l’air plus frais et la forêt plus sombre. J’espérais souvent ces moments de tranquillité qu’amenait le soir, attendant que le brouhaha de la journée se taise pour respirer un peu mieux, mais depuis une semaine, je m’étais mise à haïr la nuit.

Je haïssais mon lit et mes draps.
Mais surtout, la solitude que j’y trouvais.

J’avais pourtant été habituée à dormir seule mais depuis Margo, j’avais goûté à la chaleur d’un corps près du mien, aux bras réconfortants de quelqu’un qui m’aimait. Il m’était arrivé, dans la nuit, de me réveiller en ouvrant les yeux sur ses traits endormis et de contempler un instant une quiétude qui m’était inconnue et que j’avais toujours désirée. La quiétude de celle que s’endormait en sachant très bien qui elle était et ce qu’elle voulait. L’apaisement de celle qui avait trouvé sa place dans le monde. À bien y réfléchir, cette différence avait mis à elle seule un océan entre nous, mais j’avais aimé la regarder chez elle.
Quel crève-cœur de se souvenir de la sensation de sa peau sous mes doigts, de son parfum, de ses baisers dans mon cou, de ses lèvres sur les miennes… qu’allais-je faire de cette collection de sensations perdues mais pas oubliées ? Où allais-je crier le manque et l’absence quand c’était pourtant moi qui les avais provoqués ?

Ce soir, j’étais seule dans mon lit. Mon corps ne réchauffait qu’une partie du matelas. Oh, j’avais l’espace de m’étendre, de former une étoile sur toute la surface… ça, oui, j’avais de la place à revendre. Mais qui aurait voulu l’acheter… ? J’étais, depuis cinq nuits, persuadée que plus jamais je ne retrouverais ce sentiment d’être aimée par son amant.e, caressée avec amour et tendresse, couvée par un regard amoureux, choyée dans l’intimité et le secret de la nuit. Quand les lumières du cottage s’éteignaient et que le silence s’emparait des lieux, je laissais couler des larmes pleines de rage. J’étais venue dans ce monde dans la solitude, je le quitterai sûrement de même. Pire, j’étais responsable d’avoir accepté la chute de cette relation, de l’avoir regardé s’écrouler sans rien faire, et de ne pas m’être battue pour l’en empêcher.

J’étais l’architecte de mes souffrances, la grande stratège de mon malheur.
Pour ça, j’étais douée.

Je me relevai, les côtes déchirées par le manque. Je ne mis pas longtemps avant d’attraper mes chaussures du bout des doigts et de balancer un pull sur mon épaule. Je ne savais plus quand j’avais repris cette habitude. Les derniers jours étaient assez flous à vrai dire. Mais c’était revenu, pas petit à petit cette fois-ci : d’un seul coup, comme si des digues lâchaient et que la peur de sombrer venait de se fracasser sur l’autel de cette rupture. Une partie de cette sobriété appartenait étrangement à Margo et je la lui avais rendue. Je descendis discrètement au rez-de-chaussée, passant devant la chambre et le bureau de Logan, lumières éteintes. J’étais persuadée qu’il ne dormait pourtant pas.

Il savait, bien sûr, que Margo et moi n’étions plus ensemble. A ma grande surprise, je le lui avais dit, plutôt que de transmettre l’information par la pensée. Sans doute parce que je n’avais pas eu envie de lui montrer l’étendue des dégâts. Il le saurait, il le verrait, en temps voulu. Au lendemain de la rupture, j’étais descendue à la cuisine, plus tard que je ne le faisais d’ordinaire, pour trouver Logan devant son petit-déjeuner. Nous ne parlions généralement pas au lever, mais ce matin-là, au moment où je versais du café dans une tasse, ma bouche avait prononcé des mots qui sonnèrent plus froids encore que le silence qui suivit. « Margo et moi, c’est fini. » avais-je dit. À l’intérieur de moi, tout me brûlait. Prononcer ces mots m’avait écorchée et pourtant, ils étaient sortis de moi comme s’ils appartenaient à une autre. Je n’avais pas regardé Logan, j’avais beurré mes tartines au-dessus du plan de travail et j’avais fini par ajouter « J’ai pas envie d’en parler. », ce qui avait définitivement clos la conversation.

Il n’y avait de toute façon rien à dire.

Je me glissai hors du cottage comme une cambrioleuse, enfilant mon pull et mes chaussures avant de traverser le jardin et de rejoindre les bois qui le bordaient. Je transplanai plus loin, dans une vaine tentative de ne pas alerter mon colocataire.

Le reste ? Le reste était aussi chaotique que mes pensées.
Je ne savais plus vraiment comment j’avais atterri là, mais j’y étais.
Sur cette plage.
Encore.
Comme une sorte de running gag qui ne faisait rire personne.
Une histoire qu’on avait racontée cent fois.
Un lieu de rendez-vous avec moi, moi et moi.
Un conciliabule solitaire.

Je ressassais ma dernière conversation avec Elle, ses mots me revenant comme le reflux de la mer. Ils s’échouaient sur ma conscience, me frappaient, m’engloutissaient. Il y avait eu bien plus de douleur et d’impuissance dans ces mots que de rage ; pourtant, ils m’avaient abattu autant que des balles.

Je te demanderais jamais de choisir entre ta vengeance ou notre relation, mais plutôt que de me demander mon aide, tu me repousses. C'est à peine si j'existe.

À peine si j’existe…

Je pris une gorgée de la bouteille de vodka logée entre mes chevilles. Là, dans le sable froid, je me laissais rudoyer par le vent de la méditerranée en plein hiver et trouvais dans les bourrasques qui soulevaient mes cheveux, une violence jumelle à celle brûlant au fond de moi. Margo avait dit vrai, sur toute la ligne. Je l’avais tant mise de côté que je m’étais rendue inaccessible. À croire que mon esprit avait compartimenté d’un côté ma vie avec elle, mon travail, mes amis, et de l’autre, cette vengeance que Logan et moi faisions exister dans notre bulle. Au moment où j’aurais du tout mélanger, j’avais gardé mes cloisons hautes et hermétiques.

Barricadée.

Voilà comment je m’étais sentie avec elle. J’y pensais comme un rayon de conscience perçant à travers le brouillard de mes pensées. Là, c’était ça. Barricadée. Emprisonnée derrière mes propres remparts. Incapable de les traverser à nouveau. Désemparée. Un peu comme on pourrait créer un monstre et soudainement comprendre qu’il finirait par nous avaler, j’avais réalisé ce jour-là, face aux traits tirés de Margo, que notre histoire allait se faire gober toute crue. En fait, c’était déjà le cas. On avait simplement ignoré le corps qui gisait et les notes plates et tristes des funérailles.

C’était fini.
Je tentais de me le rappeler tous les jours, au cas où mon esprit déciderait de nier comme il avait tant pris l’habitude de le faire. C’était fini, oui. Et avec cette rupture, d’horribles questionnements venaient éclore à l’intérieur de moi. Des questionnements dont les réponses m’effrayaient.

Je fermai les paupières quelques secondes.
Juste un instant.

Et dans cet instant, le visage de Margo s’imposa à moi, aussi réel que lorsque ces mots étaient sortis de sa bouche…

Ta relation avec Logan est exactement en train de faire tout ce que tu m'avais juré qui n'arriverait pas. Il est là, avec ce foutu carnet quand on bouffe ensemble, quand on couche ensemble, quand on boit juste un foutu café.

Debout au milieu de son salon, Margo m’avait jeté un regard aussi dur que son reproche. Je ne voyais que ses traits tirés, ses lèvres rouges, ses grands yeux accrochés aux miens, et autour d’elle, cette chevelure dorée qui rebondissait et s’entortillait. Tout autour, il n’y avait que du flou, un arrière-plan confus de mobilier moldu et de lumières tamisées. Elle n’avait pu s’empêcher de bouger, de faire des gestes dans l’air à mesure que tout ce qu’elle avait retenu au fond d’elle depuis des semaines se déversait en dehors. Moi, je n’avais pas bougé. J’étais restée immobile dans le canapé, le regard levé vers celle qui exposait toutes mes fautes, et j’avais ressenti cette attraction avec le sol, cette main attrapant mes tripes pour les tirer vers le bas.

Je ne savais plus ce que j’avais répondu. Probablement rien. Ou peut-être que j’avais lamentablement tenté de défendre ce que je savais être faux. Un mensonge de plus, dans la dernière minute de quelque chose qui s’écroulait, n’avait pas grande importance après tout.

Je sais pas ce que tu cherches, ni ce que tu veux de moi, mais je ne serais pas celle qui te servira uniquement quand tu auras besoin ou quand tu daigneras te rappeler que je suis là. Je t'aime, Sana. Plus que je ne l'ai jamais fait. Mais je suis pas capable de te regarder faire sans que tu me laisses la place de t'aider.

De derrière mes barricades, j’avais observé la femme que j’aimais exprimer sa colère, sa frustration et sa peine.

Mais je savais, au fond, ce que j’aurais aimé lui dire, ce que j’aurais lui avouer.

Ce n’est pas Logan qui est là, tout le temps, entre nous. Ce n’est pas son ombre qui plane, ni son image qui m’obsède. C’est celle de mon père. À chaque minute de chaque jour, c’est lui qui me hante et personne d’autre. C’est sa voix que je cherche, son visage que je tente de trouver sur celui des autres. Ma relation avec Logan n’est pas ce qui pèse sur la nôtre. Le fardeau, c’est mon deuil. Et je ne veux pas, ne peux pas, encore m’en débarrasser. Il occupe la place qu’Il occupait lui. Cette douleur, ce manque, cette colère que j’éprouve à l’idée qu’on me l’ait pris, c’est ce qui comble le vide. Et tu ne peux pas comprendre. Je ne veux pas que tu comprennes. Parce que la vérité, c’est qu’on s’est rencontrées trop tôt et que tu n’appartiens pas à cette partie de ma vie. Tu aurais dû venir après… après la souffrance, après le désordre, quand enfin j’aurais pris la décision de recommencer à vivre, quand enfin j’aurais trouvé ce que je cherchais en moi depuis toujours. Mais je ne l’ai pas encore trouvée et le temps du chaos n’est pas encore terminé. C’était trop tôt pour nous.

C’est ce que j’aurais dû dire.
À la place, j’avais longuement fixé ses grands yeux remplis de douleur et de rage, plein d’attente aussi. Une attente qui creusait ma culpabilité. Et je m’entendis dire… C’est vrai, tu as raison. Tu mérites mieux. Tu as toujours mérité mieux. Ça fait un moment que j’aurais dû l’admettre : je ne peux pas te donner ce que tu veux. Des paroles qui auraient dû être prononcées bien avant. Il n’y avait aucun mérite à admettre une défaite une fois qu’elle fût si évidente ; à peine de quoi sauver son propre égo dans la tourmente en nommant ce que tout le monde pouvait voir. Et dans tout ça, je réalisai l’impensable : il y avait du soulagement dans ma douleur, de la paix dans mon échec. En prononçant ces mots à voix haute, je venais de libérer Margo et si je ressentais déjà la morsure de notre séparation, l’écartèlement de mes côtes à chaque respiration, j’étais soulagée de ne pas la retenir, de ne pas l’emprisonner à nouveau dans ce qui ne résulterait en rien d’autre que de la rancœur. Il fallait partir avant de se détester, avant de tout gâcher.

Je me laissai retomber en arrière, dans le sable, la bouteille toujours coincée entre mes genoux. Des frissons parcouraient mon corps sous les assauts du souffle marin, mais je ne détestais pas ça : j’aurais même préféré n’éprouver que ce froid, ne connaître plus aucune autre pensée ou sensation, simplement cette morsure glaciale sur ma peau et le tumulte du vent. Allongée sur le dos, le regard perdu dans le ciel sombre sans étoiles, je me remémorai un autre moment en ce même endroit, à contempler le même ciel. Peut-être était-ce la même humeur aussi, ombrageuse et pleine de désespoir. Quand était-ce déjà ? Quelques mois ou semaines en arrière ? Quelques millions d’années à en croire mon horloge personnelle… à m’être échouée sur le sable à discuter avec Logan de la douleur de survivre quand on avait déjà perdu.

Je poussai un soupir qui se transforma en râle d’exaspération.
Margo avait raison. Logan n’était jamais très loin…

Et les voilà, les questions douloureuses que j’avais tant essayé d’éviter...

Est-ce que Margo détenait la source de notre rupture ? Était-ce vraiment mon lien avec lui qui avait tout gâché entre nous ? Avais-je été trop optimiste en pensant que je pouvais avoir les deux, en même temps ? Qu’il y avait un moyen d’exister avec eux à mes côtés, sans que l’un n’empiète sur l’autre ? M’étais-je bercée d’illusions ? Peut-être qu’il était temps d’accepter la réalité : celle où mon lien avec Logan avorterait chaque relation sérieuse, où il n’y avait de place que pour l’un et non pour l’autre, et où je ne savais faire d’autre choix que celui de l’esprit et non du coeur. Parce qu’au fond, tout ça...tout ça venait de moi. J’étais celle qui choisissait où passer mon temps, où diriger mon attention, et j’avais sans aucun doute mis Margo à part. Étais-je donc incapable de tout lier en moi ? Pendant combien de temps serais-je condamnée à tout compartimenter comme si je n’étais que des morceaux brisés à peine rassemblés ? J’avais beau me répéter que si j’avais rencontré Margo après ma vengeance, que si nous nous étions fréquentées une fois sortie des méandres du deuil, nous aurions eu une chance...je savais pertinemment que les mêmes problèmes seraient survenus.

Le problème, c’était moi.
Et si je ne savais pas comment être amoureuse ? Et si les légimens n’aimaient pas comme les autres ?

Si tu peux pas, c’est que tu ne veux pas.

Je tournai la tête comme si la voix de mon père m’était parvenue de tout près, là sur le sable. Avais-je décidément trop bu ?

Arrête de me parler. Retourne dans la tombe vieil homme, c’est à cause de toi que j’en suis là

Je fermai les paupières, l’esprit brumeux et les lèvres tremblantes de froid. C’était sa faute oui. Je l’avais pris comme exemple toute ma vie, mimant ses habitudes, respectant ses règles, et j’avais découvert en lui le chagrin éternel d’un amour nécrosé. Un amour qui l’avait tant marqué qu’il n’en parlait jamais, réduit au silence par le deuil. Depuis petite, c’était ça pour moi d’être amoureux. Et ça s’était confirmé avec le deuil du père de Kezabel… la façon dont il avait sombré après la mort de Melinda n’avait fait que parfaire le tableau. C’était ça, oui, d’être amoureux : sombrer.

Mon crâne s’enfonça davantage dans le sable, les grains crissant à mes oreilles jusqu’à ce la maison m’apparaisse au loin, par-delà les rochers et les arbres qui bordaient la plage, juste au-dessus de l’escalier de bois, oui là...juste là. J’avais beau la voir à l’envers, elle n’en était pas moins douloureuse à regarder Ce qui avait été autrefois mon paradis sur Terre s’était transformé en mausolée plein de silence, en tombe aux baies vitrées. Un instant, je repensai à ce que Margo avait été pour moi depuis que nos corps s’étaient crashés l’un contre l’autre. Elle avait apporté un vent de liberté, une floraison surprenante des sens ; entre ses mains, j’avais été désirée avec fureur, douceur et passion ; je m’étais sentie belle, sexy, aussi puissante que si je m’étais tenue sur le toit du monde, mais nue. C’était bête à dire : sous son regard, je n’avais pas douté d’être séduisante, j’avais eu l’impression d’être véritablement ancrée dans mon corps – un corps que j’avais tant ignoré jusque-là. J’avais été une femme, juste une femme.

Une femme qu’elle aimait et qu’elle voulait.
Et je l’avais aimée et voulu avec la même intensité.

Mais sans doute pas de la même manière, pas par les mêmes sens, les mêmes gestes, les mêmes biais. Indépendamment de ma volonté, mon don n’était pas une partie détachable de moi ; c’était un autre sens que je faisais semblant de ne pas avoir la majorité du temps pour que personne ne remarque cette différence, mais il était bien là, et ne pas m’en servir était comme me couvrir les yeux, me boucher le nez, m’attacher les mains. Et rien ne pouvait surpasser le sentiment d’être sans privations. Rien ne pouvait surpasser non plus celui d’être aimée et désirée avec une ardeur flamboyante.

Je me redressai, sans me soucier du sable dans mes cheveux. Je pris la bouteille pour porter le goulot à mes lèvres, le liquide réchauffant ma gorge, m’imbibant un peu plus. Mes paupières étaient plus lourdes que d’ordinaire, comme si un poids était venu juste entre mes deux yeux. Je balançai mes chaussures à côté de moi, abandonnant mes chaussettes avec elles, et me levai en chancelant. L’espace d’un instant, je ne voulais plus penser. A quoi ça pouvait bien servir de se poser autant de questions ? J’avais perdu Margo. C’était tout. Peut-être même que c’était le prix à payer pour accomplir ma vengeance, garder Logan auprès de moi, et ne jamais avoir à vivre le deuil définitif d’une grande histoire d’amour. Oui, il valait mieux ça, pas vrai ? Valait mieux que ça s’arrête comme ça, que je puisse l’imaginer aux Etats-Unis, à vivre pleinement et librement, sans boulet à sa cheville...plutôt que de penser à elle dans une tombe en se remémorant toutes les belles années passées ensemble. Oui. Je préférais ça. Le rien avant le Tout.

Je laissai la bouteille derrière moi et m’avançai vers le flux de la mer léchant le rivage. Mes pieds pâles sur le sable sombre et mouillé m’apparurent comme une vision fantomatique à travers un voile obscur. Les vagues vinrent les recouvrir, diffusant une onde glacée sur ma peau. La sensation m’habita de longues secondes, ou peut-être aurait-elle voulu partir mais je la retenais férocement avec moi. Je m’accroupis et attendis que le flux revienne pour y glisser mes mains. Je voulais que l’onde glacée les saisisse aussi, y impose son choc électrique. Une sensation nouvelle...ou juste, une sensation autre que celle d’une peau qui n’était plus mienne…

« Je suis désolée...avais-je soufflé en m’éloignant.
- Alors ça se termine comme ça hein ? »
A quelques mètres devant moi, la porte m’ouvrait grands ses bras. Il fallait que je parte, que je me soustrais à cette scène insupportable à laquelle je ne voulais pas appartenir. J’avais soudainement envie que tout ça soit à quelqu’un d’autre, n’en avoir jamais fait partie. Je m’humidifiai les lèvres, les pinçai violemment, avant de me retourner et d’affronter à nouveau son regard. Deux lagons bleus et ronds qui me hanteraient sûrement longtemps. A demi tournée vers elle, je sentis mon coeur se fendre et se craqueler.
Oui, ça se termine comme ça. Ça se termine là, ce soir.
Mais je ne pouvais pas le dire… alors je me contentais de me tenir entre Margo et cette putain de porte qui ressemblait de plus en plus à un gouffre. Et j’ancrais dans ma mémoire la vision de son visage aux joues rebondies et aux lèvres pulpeuses, entouré de boucles blondes éparses qui lui donnait l’air d’une lionne. Non loin, la télévision diffusait ses images muettes dans le vide. C’était le monde qui continuait à tourner. Mais nous, nous restions immobiles à nous regarder de loin avec l’impression que le temps s’est arrêté et que cette minute prendrait fin seulement lorsque j’aurais passé cette porte. Alors je m’avançai vers Margo une dernière fois, pris ses mains dans les miennes avec une douceur qui aurait pu me tuer sur place si mon coeur n’était pas déjà mort, et déposai un baiser sur ses doigts.
« Je t’aime, soufflai-je, mais il faut que ça se termine. »
Elle déglutit, luttant avec entêtement contre les mêmes larmes qui voulaient couler sur mes joues. Nos fronts se collèrent l’un contre l’autre et je respirai son odeur, ses notes sucrées de vanille. D’un même mouvement, nos lèvres se trouvèrent une dernière fois...juste une dernière fois… et tout se tût, devint chaud et doux, lent et tendre, avant que nos fronts se rejoignent à nouveau et que nos lèvres se quittent. Dans cet infime espace qui nous séparait, la douleur s’installa dans un vide cosmique.
« Tu seras toujours avec moi. » murmurai-je.
Dans mon esprit, dans ma mémoire. Je ne t’oublierai jamais.
La boule dans ma gorge m’étouffait, ma poitrine se comprimait sous l’émotion. Il fallait partir. Maintenant. Avant que le courage nous abandonne et que le déni vienne nous dérober toute dignité.

Il n’y eut pas de au revoir prononcé. Je lâchai ses mains, m’arrachai à son étreinte et me retournai pour ouvrir la porte et la refermer derrière moi.


L’eau salée passait sur mes paumes et venait laver les dernières traces de sa présence. C’était ma façon de la laisser partir, de lui rendre sa liberté et de ne conserver d’elle que son souvenir, dans un coin de mon esprit que j’éviterai pour un temps de visiter. Le ressac l’emporta vers le large et je me laissai retomber sur le sable mouillé, indifférente à l’eau qui revint rapidement tremper mes vêtements. Il y aurait eu bien des choses à se dire dans cet au-revoir, des choses qui tourneraient encore longtemps dans ma tête sans jamais pouvoir être exprimées. J’aurais aimé lui dire qu’elle allait les épater là-bas, en Californie… que ça lui irait bien, tous ces territoires à explorer, toutes ces nouvelles expériences à connaître. J’aurais dû lui dire merci, aussi, pour tout ce qu’elle m’avait apportée…Oui, au revoir, merci...je t’aime…

Mais le plus important, je l’avais peut-être dit tout haut...



Tu seras toujours avec moi.




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Sanae M. Kimura
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