Elle n’avait pas compris. Ni comment elle s’était retrouvée là à lui poser une question grave pendant qu’il lui présentait les lieux, sortait de la bouffe et l’invitait à s’asseoir alors qu’elle n’avait pas accepté. Jordane n’était pas là pour s’attarder, pas là pour tisser du lien, pas là pour se faire un nouveau pote qui finirait en sang quelque part dans une rue. La jeune femme avait le coeur en bandoulière depuis bien trop de mois, incapable de se laisser aller à la banalité d’un repas, elle resta debout. Aujourd’hui aurait pu être un drame, comme lors de nombreuses missions. Elle connaissait ceux qui avaient été blessés, avait enterré son meilleur ami quelques mois plus tôt, cru perdre la femme dont elle était amoureuse, vu la soeur de celle-ci frôler la mort, une combattante émérite qui la mettait sur le carreau à chaque affrontement. Jordane encaissait derrière son visage impassible de poupée de porcelaine bien des violences qu’elle n’exprimait pas. Pas plus qu’elle ne dirait la panique profonde qui l’avait prise à l’idée que Dorofei, un autre de leur frères d’arme, ne survive pas à la dernière attaque. Attaque qui l’avait tellement éprouvé qu’il en sortait avec un syndrome post traumatique au même titre que la femme qu’elle aimait. Sauf que Jordane habitait avec lui et qu’il avait vrillé quelques semaines plus tôt et l’avait bourrée de coups jusqu’à ce que ses os ne soient brisés. Que son corps ne lâche.
Derrière les yeux azurs, la musculature assurée et le masque de calme, Jordane encaissait simplement. Salement. Sa manière de tenir l’autre à distance cachait des plaies ouvertes dont elle refusait de se plaindre.
Alors elle ne s’assit pas, ne porta aucun couvert à sa bouche. Simplement parce qu’elle n’acceptait pas de défaire la distance séparant le cadre de la Garde d’une possible amitié sincère.

Lorsque Pholos répondit, la jeune femme se trouvait l’épaule appuyée sur un mur, le regard planté sur le centaure.

《- Je les aurais massacrés, j'en aurais fait des hérissons hérissés de flèches, sans le moindre remords. Mais je voulais pas te mettre en danger pour une vengeance personnelle, te faire prendre des risques pour ces ordures, non j'ai encore la tête bien visée sur les épaules..des fois.》

Bien ce qu’elle pensait. Pas un mot chez la jeune femme, pas une mimique pour accueillir ces mots. Ils n’étaient rien de plus que l’expression de ses propres sentiments. La rage meurtrière ne l’impressionnait pas ; elle vivait très largement en elle avec la même force.

《- Je les aurais pas épargnés, c'est des monstres à baguettes, je les hais plus que tout, avec le ministère de la magie.》

Ces mots, en revanche, la firent tiquer. “Ces monstres à baguettes”. Comme l’impression d’une scission, d’être accusée par sous texte d’être dans la même catégorie que cette bande d’immondes sous-merdes. La jeune femme ne pinça pourtant les lèvres qu’une fraction de seconde, gardant ses réflexions pour elle. Consciente, surtout, de projeter tant ses inquiétudes que les marques laissées par les manifestations anti-sorciers qui avaient eu lieu dans les milieux moldus depuis quelques semaines.

Un instant, elle resta silencieuse, le regard porté sur Pholos sans une once de jugement. Pas plus que de compréhension, d’ailleurs. Juste une neutralité étrange chez une femme de son âge.

“Je vois. Je comprends ça.” Profondément sincère. “Ne cherche pas à me protéger, Pholos. Si j’étais seule ils sont nombreux ceux que je ne laisserai pas se lever demain matin.” De nouveau, profondément vrai. “Sauf que justement, j’irai pas bien loin seule, c’est pour ça qu’on est là, toi comme moi. On doit fonctionner ensembles, sinon ça pourra pas marcher. Sache que ce genre de choses te vaudra ta place au sein du groupe. J’t’en dissuade pas, j’te met juste au courant. Fait cavalier seul et tu seras évacué. On doit agir comme une seule personne et nos vengeances personnelles ne peuvent pas y avoir de place.” Pas à elle de tenir ce discours qui lui avait déjà été donné à son arrivée dans la Garde. Pourtant la sorcière le tenait malgré tout. Déjà parce que ses quelques initiatives l'avaient déjà mise elle-même en position délicate vis à vis de certains généraux... mais aussi parce qu'elle l'appréciait et avait cette impression brumeuse qu'ils se ressemblaient plus qu'il n'y semblait. Appuyant un instant son regard sur lui, la jeune femme se détacha du mur pour passer près de lui et poser une main sur son épaule. “Mais j’comprends. Vraiment.” De quelques pas, elle s’éloigna en laissant ses doigts retomber contre sa jambe. “J’espère qu’ils seront un jour vengés.” Tous.

Sans être arrêtée dans son départ, la jeune femme en resterait là. Sans avoir rompu le pain.

- Potentiellement fini pour moi ; 'dépend de ta réponse -